Hoffmann s’assit et mit sa tête entre ses mains.
— Celui qui fantasme sur la mort… c’est moi, n’est-ce pas ?
— Eh bien, vous connaissez le docteur Hoffmann mieux que moi. Vous rappelez-vous avoir écrit ça ?
— Non, pas du tout. Et pourtant il y a là des pensées que je reconnais avoir eues — des rêves que je faisais quand j’étais malade. Et il semblerait que j’aie fait d’autres choses dont je ne me souviens absolument pas, ces derniers temps. Se pourrait-il que j’aie quelque chose au cerveau qui puisse provoquer ça, d’après vous ? questionna-t-il en levant les yeux vers elle. Qui puisse me faire faire des choses inhabituelles dont je n’ai aucun souvenir ensuite ?
— C’est possible. (Elle poussa le portable de côté et se tourna vers son propre écran d’ordinateur. Elle tapa quelque chose et cliqua plusieurs fois sur la souris.) Je vois que vous avez interrompu votre traitement avec moi en novembre 2001 sans aucune explication. Pourquoi cela ?
— J’étais guéri.
— Vous ne pensez pas que cela aurait plutôt dû être à moi et non à vous d’en décider ?
— Non, en fait, non. Je ne suis pas un gosse. Je sais quand je vais bien. Je n’ai eu aucun problème pendant des années. Je me suis marié. J’ai créé une société. Tout allait très bien. Jusqu’à cette histoire.
— Vous pouvez vous sentir bien, mais je crains qu’une dépression aussi grave que celle que vous avez faite ne puisse revenir. (Elle fit défiler ses notes en secouant la tête.) D’après ce que je lis, cela fait huit ans et demi que je ne vous ai pas vu. Vous voulez bien me rappeler ce qui a déclenché votre maladie ?
Hoffmann avait enfoui cela depuis si longtemps au fond de son esprit qu’il eut du mal à s’en souvenir.
— Je rencontrais de graves difficultés dans mes recherches au CERN. Il y a eu une enquête interne extrêmement stressante. Et ils ont fini par interrompre le projet sur lequel je travaillais.
— Quel était ce projet ?
— Le raisonnement de la machine — l’intelligence artificielle.
— Avez-vous subi un stress similaire, ces derniers temps ?
— Un peu, admit-il.
— Quelle sorte de symptômes dépressifs avez-vous ressentis ?
— Aucun. C’est ça qui est bizarre.
— De la léthargie ? De l’insomnie ?
— Non.
— De l’impuissance ?
Il pensa à Gabrielle et se demanda où elle était.
— Non, répondit-il à mi-voix.
— Qu’en est-il des fantasmes suicidaires que vous entreteniez ? Ils étaient très vifs, très détaillés. Sont-ils revenus ?
— Non.
— Cet homme qui vous a agressé — je suppose que c’est l’autre participant de la conversation en ligne.
Hoffmann acquiesça d’un signe de tête.
— Où est-il maintenant ?
— Je préfère ne pas en parler.
— Docteur Hoffmann, où est-il ? (Comme il ne répondait toujours pas, elle ajouta :) Montrez-moi vos mains, s’il vous plaît.
Il se leva à contrecœur et s’approcha de son bureau en tendant les mains. Il avait l’impression d’être un enfant obligé de prouver qu’il s’était bien lavé les mains avant de pouvoir passer à table. Elle examina sa peau éraflée sans le toucher puis l’inspecta brièvement.
— Vous vous êtes battu ?
Il mit du temps à répondre.
— Oui. C’était de la légitime défense.
— D’accord. Rasseyez-vous, je vous prie.
Il obéit.
— Je crois que vous devriez voir un spécialiste au plus vite. Il y a des psychoses — la schizophrénie, la paranoïa — susceptibles de conduire celui qui en est atteint à commettre des actes inhabituels qu’il peut ensuite totalement occulter. Ce n’est peut-être pas votre cas, mais je ne crois pas que nous devrions prendre le risque, si ? Surtout si le scanner de votre cerveau présente des anomalies.
— Peut-être pas, non.
— Alors ce que j’aimerais que vous fassiez, maintenant, c’est aller vous asseoir en bas pendant que j’en parle à mon collègue. Vous devriez peut-être en profiter pour appeler votre femme et lui dire où vous êtes. Cela vous convient-il ?
— Oui, absolument.
Il attendit qu’elle le raccompagne, mais elle resta prudemment derrière son bureau. Il finit par se lever et récupéra l’ordinateur.
— Merci, dit-il. Je descends à l’accueil.
— Bien, ça ne devrait prendre que quelques minutes.
Arrivé à la porte, il se retourna. Une pensée venait de le traverser.
— C’était mon dossier que vous regardiez ?
— Oui.
— Tout est consigné dans l’ordinateur ?
— Oui, toujours. Pourquoi ?
— Qu’est-ce que ça comprend, exactement ?
— Mes notes. Un suivi du traitement — les médicaments prescrits, les séances de psychothérapie, etc.
— Vous enregistrez les séances avec vos patients ?
— Certaines, répondit-elle avec une hésitation.
— Les miennes ?
Nouvelle hésitation.
— Oui.
— Qu’en faites-vous ensuite ?
— Mon assistant les transcrit.
— Et vous gardez les transcriptions sur ordinateur.
— Oui.
— Je peux regarder ?
Il avait regagné le bureau en deux enjambées.
— Non, certainement pas.
Elle porta rapidement la main à la souris pour fermer le document, mais il lui saisit le poignet.
— Je vous en prie, laissez-moi juste regarder mon dossier.
Il dut lui arracher la souris. Elle essaya d’atteindre le tiroir qui contenait la bombe lacrymogène, mais il le bloqua avec sa jambe.
— Je ne vais pas vous faire de mal, assura-t-il. Je veux simplement vérifier ce que je viens de vous dire. Laissez-moi regarder ces transcriptions une seconde et je m’en vais.
Il détesta lire la peur dans les yeux du médecin, mais il ne voulut pas céder et elle finit par capituler. Elle repoussa sa chaise en arrière et se leva. Il prit sa place devant l’écran. Elle s’éloigna à distance respectueuse et l’observa depuis la porte, serrant son cardigan contre elle comme si elle avait froid.
— Où avez-vous pris cet ordinateur portable ? questionnat-elle.
Mais il n’écoutait pas. Il comparait les deux écrans, faisant défiler l’un, puis l’autre, avec l’impression de se regarder dans deux miroirs obscurs. Sur l’un et sur l’autre, les mots étaient identiques. Tout ce qu’il avait confié au médecin neuf ans plus tôt se retrouvait en copié-collé sur le site où l’Allemand l’avait lu.
Sans lever les yeux, il demanda :
— Est-ce que cet ordinateur est connecté à Internet ?
Puis il vit que c’était le cas. Il entra dans la base de registre et ne mit pas longtemps à découvrir des traces de logiciels malveillants — d’étranges fichiers d’un type qu’il n’avait jamais vu auparavant, au nombre de quatre :
— Quelqu’un a piraté votre système. On a copié mon dossier.
Il jeta un coup d’œil vers l’entrée. Le cabinet était vide et la porte entrouverte. Il entendit le son de la voix du médecin quelque part. Il semblait qu’elle téléphonait. Il saisit l’ordinateur portable et s’engouffra dans l’étroit escalier tapissé. Le réceptionniste quitta son comptoir et tenta de bloquer la sortie, mais Hoffmann n’eut aucun mal à l’écarter.