Выбрать главу

Dehors, la normalité de la journée le nargua — les vieux qui buvaient au café, la mère avec son landau, la fille au pair qui passait prendre le linge. Il partit à gauche et parcourut rapidement la rue bordée d’arbres, longeant les maisons ternes aux fenêtres garnies de volets qui donnaient directement sur le trottoir, passant devant la pâtisserie déjà fermée à cette heure, les haies de banlieue et les petites voitures raisonnables. Il ne savait pas où il allait. En temps normal, l’exercice — la marche, le jogging, la course de vitesse — l’aidait à concentrer sa pensée, stimulait sa créativité. Pas maintenant. Il était dans la plus totale confusion. Hoffmann descendit une côte. Il y avait des jardins sur sa gauche, puis, soudain, de grands champs ouverts et une usine gigantesque qui s’étendait en contrebas avec un parking et des tours d’habitation, les montagnes en arrière-plan et, au-dessus de lui, un ciel hémisphérique peuplé d’une flotte immense de nuages gris qui défilaient tels des navires de guerre à la parade.

Au bout d’un moment, la chaussée fut coupée net par le pilier en béton d’une autoroute surélevée, et se réduisit ensuite à un sentier qui filait à gauche, au pied des voies assourdissantes, et traversait un petit bois qui débouchait sur la rive du fleuve. Le Rhône était large et tranquille à cet endroit, peut-être deux cents mètres d’un bord à l’autre, et d’un vert brunâtre, opaque, s’enfonçant en un méandre paresseux dans la campagne boisée qui remontait abruptement sur la rive opposée. Il était enjambé par la passerelle de Chèvres. Hoffmann la reconnut. Il était déjà passé dans le coin en voiture et avait vu, en été, des gosses plonger du haut de la rambarde. La vue paisible était en complète contradiction avec le vacarme de la circulation et, tandis qu’il gagnait la travée centrale, il eut le sentiment de s’être écarté très loin du cours normal de son existence ; et qu’il lui serait très difficile de revenir. Au milieu de la passerelle, il s’arrêta et grimpa sur la rambarde métallique. Il ne lui faudrait pas plus de deux secondes pour dévaler les cinq ou six mètres jusqu’à l’onde lente et se laisser emporter. Il voyait pourquoi la Suisse occupait la première place mondiale en matière de suicide assisté — le pays tout entier semblait organisé pour vous encourager à tirer votre révérence avec tranquillité et discrétion, en causant le moins de dérangement possible.

Et il était tenté. Il ne se faisait pas d’illusions : il y aurait pléthore d’ADN et d’empreintes dans la chambre d’hôtel pour le relier au crime. Quoi qu’il arrive, son arrestation n’était qu’une question de temps. Il pensa à ce qui l’attendait : un long parcours du combattant entre la police, les avocats, les journalistes, les flashes des appareils photo, une épreuve qui durerait des mois. Il pensa à Quarry, à Gabrielle — surtout à Gabrielle.

Mais je ne suis pas fou, se dit-il. J’ai peut-être tué un homme, mais je ne suis pas fou. Soit je suis victime d’un plan très élaboré conçu pour me faire croire que je suis fou, soit quelqu’un essaie de me piéger, pour me faire chanter, pour me détruire. Il s’interrogea : pouvait-il se fier aux autorités — à ce ringard suffisant de Leclerc, par exemple — pour trouver mieux que lui-même le fin mot d’un piège aussi machiavélique ? La réponse était contenue dans la question.

Il prit dans sa poche le téléphone portable de l’Allemand. L’appareil sombra sans faire une éclaboussure, laissant à peine une brève cicatrice blanche sur la surface boueuse.

À l’autre bout de la passerelle, des enfants l’observaient à côté de leurs vélos. Il descendit de la rambarde, franchit le reste de la passerelle et passa devant eux, l’ordinateur portable à la main. Il s’attendait qu’ils lui crient quelque chose, mais ils restèrent figés, silencieux, et il comprit que, pour une raison ou pour une autre, il devait leur paraître effrayant.

*

Gabrielle n’avait jamais mis les pieds au CERN, et l’endroit lui rappela immédiatement sa vieille université du nord de l’Angleterre — de vilains immeubles de bureaux fonctionnels datant des années soixante et soixante-dix répartis sur un campus immense, des couloirs miteux peuplés de gens, jeunes pour la plupart, à l’air sérieux, qui discutaient devant des affiches annonçant des conférences ou des concerts. Il y régnait la même odeur de nettoyant de sol, de chaleur corporelle et de cantine mêlés. Elle se représenta bien plus facilement Alex ici que dans les bureaux luxueux des Eaux-Vives.

L’assistante du professeur Walton l’avait laissée dans le hall du centre de calcul pour aller le chercher. Maintenant qu’elle était seule, elle était très tentée de fuir. Ce qui avait semblé une bonne idée dans la salle de bains de Cologny lorsqu’elle avait trouvé sa carte — l’appeler, ne pas prêter attention à son étonnement, lui demander si elle pouvait venir tout de suite : elle lui dirait de quoi il s’agissait quand elle le verrait — lui apparaissait à présent comme une réaction névrotique très embarrassante. Alors qu’elle se retournait pour chercher la sortie, elle remarqua un vieil ordinateur dans une vitrine. Elle s’en approcha et lut qu’il s’agissait du NeXT, le premier processeur sur lequel avait été testé le World Wide Web, la Toile mondiale, au CERN, en 1991. La note d’origine laissée à l’intention de l’équipe de nettoyage était encore collée sur le boîtier de métal : « Cet appareil est un serveur — NE L’ÉTEIGNEZ PAS ! » C’est extraordinaire, pensa-t-elle, que tout ait commencé avec quelque chose d’aussi banal.

— La boîte de Pandore, fit une voix derrière elle.

Elle fit volte-face et se retrouva nez à nez avec Walton. Elle se demanda depuis combien de temps il l’observait.

— Ou la loi des conséquences imprévues. On commence par chercher à recréer les origines de l’univers et, au bout du compte, on a créé eBay. Venez dans mon bureau. Je n’ai pas beaucoup de temps, malheureusement.

— Oh, je ne veux pas vous déranger. Je peux revenir une autre fois si vous préférez.

— Ça ira, répliqua-t-il en la scrutant du regard. Est-ce qu’il s’agit de faire de l’art avec de la physique des particules, ou serait-il par hasard question d’Alex ?

— En fait, il s’agit d’Alex.

— C’est bien ce que je pensais.

Il la guida dans un couloir orné de photos de vieux ordinateurs, qui menait à des bureaux. C’était assez minable, mais fonctionnel — portes en verre opaque, lumière trop crue des néons, lino de l’Administration, peinture grise, pas du tout ce qu’elle s’attendait à trouver pour abriter le grand accélérateur de particules. Mais, une fois de plus, elle imaginait sans peine Alex ici : c’était certainement un décor qui convenait mieux à l’homme qu’elle avait épousé que son bureau de Cologny, avec ses luxueux sièges en cuir et son mobilier design.

— Et voilà, c’est ici que dormait le grand homme, indiqua Walton en ouvrant à la volée la porte d’une cellule spartiate comprenant deux bureaux, deux terminaux et une vue sur le parking.

— Dormait ?

— Où il travaillait aussi, pour être juste. Vingt heures de travail par jour, quatre heures de sommeil. Il avait l’habitude de rouler son matelas dans ce coin, là. (Il sourit vaguement à ce souvenir et posa sur elle ses graves yeux gris.) Je crois qu’Alex était déjà parti d’ici quand il vous a rencontrée à notre petit réveillon du jour de l’an, ou qu’il allait le faire, en tout cas. J’imagine qu’il y a un problème.

— Oui, effectivement.

Il hocha la tête, comme s’il s’y attendait.

— Venez vous asseoir.

Il remonta le couloir jusqu’à son propre bureau. Celui-ci était identique au précédent, à part le fait qu’il n’y avait qu’un seul bureau et que Walton avait, d’une certaine façon, humanisé la pièce — il avait recouvert le lino d’un vieux tapis persan et mis des plantes devant les bords de fenêtre en métal rouillé. Posée sur un classeur à tiroir, une radio déversait doucement de la musique classique, un quatuor à cordes. Il l’éteignit.