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— Mais c’est là où c’est très fort : ce doit être lui qui les a posés, tu comprends ? C’est lui aussi qui a vérifié ma baraque quand je l’ai achetée. Il nous surveille vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Regarde. (Hoffmann sortit son téléphone portable.) C’est lui aussi qui s’est occupé de ça, non — nos téléphones spécialement cryptés ?

Il l’ouvrit d’un coup — et son geste rappela à Quarry quelqu’un qui fracasse une pince de homard — et le démonta rapidement à côté d’un lavabo.

— C’est le mouchard parfait. On n’a même pas besoin de mettre un micro dedans : il est déjà intégré. J’ai lu ça dans le Wall Street Journal. Tu crois que tu l’as éteint, mais en fait il reste actif et capte tes conversations même quand tu ne téléphones pas. Et tu le gardes tout le temps chargé. Le mien a été bizarre toute la journée.

Il était tellement certain d’avoir raison que Quarry se sentit gagné par sa paranoïa. Il examina son propre téléphone avec précaution, comme une grenade prête à lui exploser dans la main, puis s’en servit pour appeler son assistante :

— Amber, tu veux bien me trouver Maurice Genoud et me l’envoyer ici tout de suite ? Dis-lui de laisser tomber ce qu’il est en train de faire et de me rejoindre dans le bureau d’Alex. (Il raccrocha.) On va voir ce que ce salopard a à dire. Je ne lui ai jamais fait confiance. Je me demande quel jeu il joue.

— C’est plutôt évident, non ? On est un hedge fund qui fait quatre-vingt-trois pour cent de bénéfices. Si quelqu’un arrive à lancer un clone de notre boîte et à copier toutes nos transactions, il en tirera une fortune. Il n’aura même pas besoin de savoir comment on fait. On imagine bien quel intérêt il y a à nous espionner. Ce que je ne comprends pas, c’est tout le reste.

— Quel reste ?

— Le fait d’ouvrir un compte off-shore aux îles Caïmans, d’y déposer de l’argent avant de le revirer, d’envoyer des mails signés de mon nom, de m’acheter un livre où il est question de peur et de terreur, de saboter l’expo de Gaby, de pirater mon dossier médical et de me brancher avec un psychopathe. C’est comme si on le payait pour me rendre dingue.

En l’écoutant, Quarry ressentit un nouveau malaise, mais avant qu’il ne puisse faire le moindre commentaire, son portable sonna. C’était Amber.

— M. Genoud était juste en bas. Il monte tout de suite.

— Merci. Apparemment, dit-il à l’adresse d’Hoffmann, il était déjà sur place. C’est bizarre, non ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Peut-être qu’il sait qu’on est sur sa piste.

— C’est possible.

Soudain, Hoffmann s’était remis en branle. Il sortit des toilettes, traversa le couloir et entra dans son bureau. Il venait d’avoir une autre idée. Il ouvrit son tiroir à la volée et en sortit le livre avec lequel Quarry l’avait vu arriver le matin, l’ouvrage de Darwin au sujet duquel il l’avait appelé à minuit.

— Regarde ça, dit-il en le feuilletant.

Puis il le tint ouvert à la photo d’un vieil homme visiblement terrifié. Quarry trouva l’image grotesque, le genre de cliché qu’on pouvait prendre dans les foires aux monstres d’autrefois.

— Qu’est-ce que tu vois ? demanda Hoffmann.

— Je vois une espèce de taré d’un autre âge qui a l’air d’avoir chié dans son froc.

— Oui, mais regarde de plus près. Tu vois ces électrodes ?

Quarry regarda. Deux mains, de chaque côté du visage, appliquaient de minces tiges de métal sur le front du sujet. La tête de la victime semblait soutenue par une sorte de support en acier et il était apparemment vêtu d’une chemise d’hôpital.

— Évidemment que je les vois.

— C’est un médecin français, Guillaume-Benjamin Duchenne, qui tient les électrodes. Il croyait que les expressions du visage humain étaient la porte de l’âme. Il animait les muscles faciaux en utilisant une méthode qu’on appelait au XIXe siècle le galvanisme, soit un courant électrique créé par réaction chimique. On l’utilisait pour faire tressauter des cuisses de grenouille morte afin d’amuser la galerie. (Il attendit que Quarry comprenne l’importance de ce qu’il disait, mais voyant que son associé gardait sa mine déconcertée, il ajouta :) C’est une expérience destinée à produire les symptômes faciaux de la peur dans le seul but de les photographier.

— D’accord, fit prudemment Quarry, je saisis.

Hoffmann agita le livre avec exaspération.

— Oui, eh bien, n’est-ce pas exactement ce qui est en train de m’arriver ? C’est la seule illustration du livre sur laquelle on voit les électrodes. Sur toutes les autres, Darwin les a fait effacer. Je suis le sujet d’une expérience destinée à me faire connaître la peur, et mes réactions sont constamment filmées.

Comme il n’était pas sûr de pouvoir parler normalement, au bout d’un moment, Quarry se contenta de :

— Oh, je suis désolé d’apprendre ça, Alexi. Ce doit être une impression horrible.

— La question est : qui fait ça, et pourquoi ? De toute évidence, l’idée ne vient pas de Genoud. Il n’est que l’instrument…

Mais c’était au tour de Quarry d’être distrait. Il réfléchissait à sa responsabilité en tant que directeur général — vis-à-vis de leurs investisseurs, de leurs employés, et (il n’aurait aucun mal à le reconnaître par la suite) vis-à-vis de lui-même. Il se remémorait l’armoire à pharmacie d’Hoffmann, toutes ces années auparavant, remplie d’assez de psychotropes pour permettre à un drogué de tenir pendant six mois, et l’interdiction qu’il avait faite à Rajamani de consigner le moindre détail concernant la santé mentale du patron de la société. Il se demandait ce qui arriverait si quoi que ce soit filtrait de tout ça.

— Asseyons-nous, suggéra-t-il. Il faut qu’on parle de certaines choses.

— C’est vraiment urgent ? s’enquit Hoffmann, irrité d’avoir été interrompu au milieu de sa démonstration.

— Oui, plutôt, répondit Quarry, qui prit place sur le canapé et fit signe à son associé de venir le rejoindre.

Mais Hoffmann ignora le canapé pour aller s’asseoir derrière son bureau. Il balaya la surface de celui-ci d’un revers de bras, faisant disparaître tous les résidus du détecteur de fumée.

— Bon, vas-y. Mais attends juste d’avoir retiré la batterie de ton portable.

*

Hoffmann ne fut pas surpris que la signification du livre de Darwin continue d’échapper à Quarry. Toute sa vie, il avait compris les choses plus vite que les autres ; c’est ce qui le contraignait si souvent à avancer seul dans les territoires de l’esprit. Généralement, ceux qui l’entouraient finissaient par le rejoindre, mais alors il était déjà parti ailleurs.

Il regarda Quarry ouvrir son téléphone et poser soigneusement la batterie sur la table basse.

— On a un problème avec le VIXAL-4, annonça l’Anglais.

— Quel genre de problème ?

— Il a dépassé la couverture delta.

Hoffmann le dévisagea.

— Ne dis pas n’importe quoi.

Il tira son clavier vers lui, se connecta sur son terminal et entreprit de parcourir leurs positions — par secteur, volume, genre et date. Les clics de la souris étaient aussi rapides que du morse, et chaque nouvelle fenêtre qu’ils faisaient surgir lui paraissait plus surprenante que la précédente.

— Mais ça déconne complètement, commenta-t-il. Ça ne correspond pas du tout à ce qui est programmé.

— Ça s’est passé principalement entre le déjeuner et l’ouverture des marchés américains. On n’arrivait pas à te joindre. La bonne nouvelle, c’est que, pour l’instant, il ne s’est pas planté. Le Dow a perdu une centaine de points et, si tu vérifies le compte de résultats, on a gagné plus de 200 millions sur la journée.