— Oui, maintenant que tu me poses la question, c’est exactement ce que je crois. Enfin, probablement. Je n’en sais rien.
— Non, ça va. Je ne te reproche pas de penser ça. Je me rends bien compte de l’impression que ça doit donner de l’extérieur… et ce que je m’apprête à te dire ne va pas vraiment te rassurer. Je crois que le problème de fond que nous avons ici, c’est le VIXAL.
Il avait peine à croire qu’il venait de dire ça.
— Parce qu’il a repoussé la couverture delta ?
— Parce qu’il a repoussé la couverture delta… et qu’il a fait bien plus que ce que j’avais prévu.
Quarry plissa les yeux.
— De quoi tu parles ? Je ne te suis pas…
La porte s’entrouvrit et quelqu’un voulut entrer. Quarry l’arrêta avec son coude.
— Pas maintenant, dit-il sans quitter son associé des yeux. Allez donc pisser dans un seau.
— Compris, Hugo, fit une voix.
Quarry referma la porte et s’appuya dessus.
— Comment ça, bien plus que ce que tu avais prévu ?
— Le VIXAL, expliqua prudemment Hoffmann, prend peut-être des décisions qui ne sont pas compatibles avec notre intérêt.
— Tu veux parler de notre intérêt en tant qu’entreprise ?
— Non, je parle de notre intérêt — de l’intérêt humain.
— Et ce n’est pas la même chose…
— Pas forcément, non.
— Pardon si je suis un peu bouché. Tu veux dire que tu penses que c’est lui qui ferait ça tout seul : la surveillance et tout le reste ?
Hoffmann se dit qu’il fallait au moins reconnaître à Hugo qu’il prenait quand même la suggestion au sérieux.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas certain que ce soit exactement ça. Il faut qu’on procède par ordre, une étape à la fois, jusqu’à ce qu’on ait assez d’informations pour évaluer réellement le problème. Mais je crois qu’on doit commencer par revenir sur toutes les positions qu’il a prises sur le marché. Ça pourrait devenir vraiment risqué, et pas seulement pour nous.
— Même s’il gagne de l’argent ?
— Ce n’est plus juste une question de fric… Tu ne peux pas oublier le pognon, rien qu’une fois ? (Hoffmann avait de plus en plus de mal à garder son calme, mais il parvint à se reprendre :) Nous avons dépassé ce stade depuis longtemps.
Quarry croisa les bras et réfléchit, les yeux baissés vers le sol carrelé.
— Tu es sûr que tu es en état de prendre ce genre de décision ?
— Absolument. Tu veux bien me faire confiance, ne serait-ce qu’au nom des huit années qu’on vient de passer ensemble ? Ce sera la dernière fois, je te le promets. Après ce soir, c’est toi qui prendras les rênes.
Ils se dévisagèrent pendant un long moment, le physicien d’un côté, le financier de l’autre. Quarry ne savait absolument pas quoi penser. Mais, ainsi qu’il le raconterait par la suite, c’était l’entreprise d’Hoffmann — c’était son génie qui avait attiré les clients, sa machine qui avait produit les bénéfices, c’était à lui de l’arrêter.
— C’est ton bébé, conclut-il en s’écartant de la porte.
Hoffmann sortit pour gagner la salle des marchés, Quarry sur les talons. C’était mieux d’agir, de se battre. Il frappa dans ses mains.
— Écoutez-moi, tout le monde ! (Il monta sur une chaise pour que tous les analystes puissent mieux le voir. Il frappa une fois encore dans ses mains.) J’ai besoin que vous vous rassembliez tous un instant.
À son commandement, ils quittèrent leurs écrans telle une armée fantôme de docteurs ès sciences. Il vit les regards qu’ils échangeaient ; certains chuchotaient. Avec tout ce qui se passait, ils étaient visiblement tous à cran. Van der Zyl sortit de son bureau, Ju-Long aussi ; Hoffmann ne vit pas trace de Rajamani. Il attendit que deux traînards du service Incubation se soient frayé un chemin entre les bureaux, puis se racla la gorge.
— Bon, il faut de toute évidence qu’on règle quelques anomalies — c’est le moins qu’on puisse dire —, et je crois que, pour des raisons de sécurité, nous allons devoir commencer à défaire les positions que nous avons prises au cours de ces dernières heures. (Il se contrôlait. Il ne voulait pas déclencher de panique. Il n’oubliait pas non plus que les détecteurs de fumée constellaient le plafond. Tout ce qu’il disait était sans doute surveillé.) Cela ne signifie pas nécessairement que nous ayons un problème avec le VIXAL, mais il faut que nous procédions à des vérifications pour découvrir pourquoi il a fait certaines choses. Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, aussi, dans l’intervalle, nous devons remettre en place le delta — compenser avec des positions longues sur les autres marchés ; procéder à des liquidations si on ne peut pas faire autrement. Mais, en tout cas, on a intérêt à se sortir au plus vite de là où on est.
— Nous allons devoir agir avec précaution, intervint Quarry, tant à l’adresse d’Hoffmann que du reste de la salle. Si on commence à liquider des positions de cette ampleur trop rapidement, on va faire bouger les cours.
Hoffmann acquiesça.
— C’est vrai, mais le VIXAL nous aidera à tout réaliser de façon optimum, même si on reprend le contrôle. (Il regarda la rangée d’horloges numériques sous les écrans de télévision géants.) Nous avons encore un tout petit peu plus de trois heures avant la fermeture des marchés américains. Imre, voulez-vous, avec Dieter, donner un coup de main sur les obligations et les marchés monétaires ? Franco et Jon, prenez trois ou quatre gars chacun et répartissez-vous les valeurs et les secteurs. Kolya, faites pareil avec les indices. Tous les autres gardent leur section habituelle.
— Si vous rencontrez le moindre problème, précisa Quarry, Alex et moi serons ici pour vous aider. Et je voudrais juste ajouter que personne ne doit penser un instant que c’est la fin des haricots. Nous avons engrangé 2 milliards d’investissements supplémentaires aujourd’hui même, ce qui veut dire que la boutique ne cesse de se développer. Compris ? C’est bien clair ? Nous réajusterons au cours des prochaines vingt-quatre heures et passerons à des choses encore plus importantes et positives. Des questions ?
Quelqu’un leva la main.
— Oui ?
— Est-ce que c’est vrai que vous venez de mettre Gana Rajamani à la porte ?
Hoffmann jeta un coup d’œil surpris en direction de Quarry. Il avait pensé que son associé attendrait la fin de la crise.
Quarry ne broncha pas.
— Gana voulait rejoindre sa famille à Londres pendant quelques semaines.
Une exclamation générale de surprise jaillit de l’assistance. Quarry leva les mains.
— Je peux vous assurer qu’il soutient totalement ce que nous faisons. Et maintenant, quelqu’un d’autre est-il prêt à ruiner sa carrière en me posant une question piège ?
Un rire nerveux se fit entendre.
— Bon, eh bien…
— En fait, reprit Hoffmann, il y a effectivement encore une dernière chose, Hugo. (En regardant les visages des quants tournés vers lui, il éprouva pour la première fois un brusque sentiment de camaraderie. Il avait recruté chacun d’eux. L’équipe… l’entreprise… sa création. Il se doutait qu’il ne pourrait pas leur reparler avant très longtemps, voire plus jamais.) Pourrais-je vous dire encore deux ou trois mots ? Ça a été, comme certains d’entre vous l’ont déjà deviné, une journée de merde. Et, quoi qu’il m’arrive, je voudrais juste que vous sachiez — que vous sachiez tous… (Il dut s’interrompre pour déglutir. Il s’aperçut avec horreur qu’il était gagné par l’émotion, la gorge nouée, les yeux débordant de larmes. Il regarda ses pieds et attendit de s’être ressaisi avant de relever la tête. Il fallait qu’il fasse vite s’il ne voulait pas craquer complètement.) Je veux simplement que vous sachiez à quel point de suis fier de ce que nous avons accompli ici. Cela n’a jamais été simplement une question d’argent — pas pour moi, en tout cas, et certainement pas pour la majorité d’entre vous non plus. Alors merci. Ça compte beaucoup pour moi. Voilà.