— Gana ! appela-t-il désespérément.
Il n’obtint pas de réponse. Il tendit l’oreille, mais n’entendit personne crier. Rajamani avait dû tomber si rapidement que personne n’avait rien remarqué.
Il se précipita dans le couloir vers l’escalier de secours et, moitié courant, moitié sautant, dévala les volées de marches de béton jusqu’au sous-sol puis fit irruption dans le garage souterrain et fonça vers l’ascenseur. Il glissa les doigts dans l’interstice et s’efforça d’écarter les portes, mais elles ne cessaient de se refermer sur lui. Il recula et chercha du regard ce qu’il pourrait utiliser. Il envisagea de briser la vitre d’une voiture pour avoir accès au coffre et récupérer un cric. Puis il repéra une porte métallique portant le symbole d’un éclair et l’essaya. Elle ouvrait sur un réduit de rangement — des balais, des pelles, des seaux, un marteau. Il découvrit une sorte de grand pied-de-biche de près d’un mètre de long et le porta en courant à l’ascenseur. Il en introduisit l’extrémité entre les deux portes et le poussa en faisant des mouvements de va-et-vient. Les panneaux s’écartèrent juste assez pour qu’il puisse glisser son pied, puis son genou. Il força pour enfoncer toute sa jambe dans l’espace. Cela déclencha un mécanisme automatique, et les portes s’ouvrirent complètement.
La lumière qui tombait des étages supérieurs éclairait Rajamani, couché, face contre terre, au fond de la cage d’ascenseur. Une flaque de sang grosse comme une assiette semblait jaillir du sommet de son crâne. Les photos gisaient, éparpillées autour de lui. Hoffmann sauta près de lui, et des bouts de verre crissèrent sous ses pieds. Il respira une odeur de thé incongrue. Il s’accroupit pour prendre la main de Rajamani, d’une douceur et d’une chaleur perturbante, et, pour la deuxième fois de la journée, chercha un pouls qu’il ne trouva pas. Dans son dos, juste au-dessus, les portes se refermèrent avec fracas. Hoffmann jeta un regard affolé autour de lui au moment où la cabine d’ascenseur entamait sa descente. Le tube lumineux diminuait rapidement alors que la cabine dévalait les étages — le cinquième, puis le quatrième. Hoffmann saisit le pied-de-biche et essaya de le glisser à nouveau entre les portes, mais il perdit l’équilibre et tomba en arrière à côté du corps de Rajamani, les yeux rivés sur le fond de la cabine qui se précipitait vers lui, maintenant la barre de fer à deux mains dressée au-dessus de sa tête comme une lance pour repousser une bête en train de charger. Il perçut un souffle graisseux sur son visage. La lumière se voila puis disparut, quelque chose de lourd heurta son épaule, et la barre de fer eut un sursaut avant de se fixer aussi fermement qu’un étai. Pendant plusieurs secondes, il sentit le pied-de-biche résister. Il hurlait de toutes ses forces dans le noir absolu, contre le fond de la cabine qui ne devait se trouver qu’à quelques centimètres de son visage, et s’arc-boutait pour empêcher que la barre ne ploie ou ne dérape. Mais alors le mécanisme s’inversa, la note tenue par le moteur se mua en vrombissement, le pied-de-biche lui retomba entre les mains et la cabine se mit à monter, accélérant à mesure qu’elle s’élevait jusqu’en haut de la cathédrale de verre, révélant des étages successifs de lumière blanche qui se déversait dans le puits.
Hoffmann se releva et fourra à nouveau la barre entre les portes, forçant pour la faire entrer dans l’interstice et parvenant à écarter légèrement les deux panneaux. L’ascenseur venait d’arriver tout en haut et s’immobilisa. Il y eut un bruit métallique et Hoffmann l’entendit entamer une nouvelle descente. Il se hissa contre les portes et enfonça les doigts dans l’étroite ouverture. Il s’accrocha, jambes écartées, muscles tendus, puis il rejeta la tête en arrière et rugit sous l’effort. Les portes cédèrent de quelques centimètres avant de s’ouvrir brusquement. Une ombre passa derrière son dos et, dans un grand souffle d’air et un vrombissement de machine, il se jeta en avant sur le sol du garage.
Leclerc se trouvait dans son bureau, au commissariat, et était sur le point de rentrer chez lui quand il reçut un appel l’informant qu’on avait trouvé un corps dans un hôtel de la rue de Berne. Il devina tout de suite, à sa description — visage hâve, catogan, manteau de cuir —, qu’il s’agissait de l’homme qui avait agressé Hoffmann. La cause de la mort était apparemment la strangulation, mais il était encore trop tôt pour déterminer s’il s’agissait d’un meurtre ou d’un suicide. La victime était allemande : Johannes Karp, cinquante-huit ans. Leclerc téléphona pour la deuxième fois ce jour-là à sa femme afin de la prévenir qu’il était retenu au travail, puis partit à l’arrière d’une voiture de police dans la circulation des heures de pointe en direction de la rive nord du Rhône.
Il était en service depuis près de vingt heures et se sentait complètement claqué. Mais la perspective d’une mort suspecte, ce qui n’arrivait pas plus de huit fois par an à Genève, le requinquait toujours. Dans une explosion de gyrophare, de sirène hurlante et de rugissement de moteur, la voiture de police remonta avec importance le boulevard Carl-Vogt, franchit le pont et coupa la voie de gauche de la rue de Sous-Terre, forçant les voitures qui arrivaient en face à s’écarter de son chemin. Ballotté sur la banquette arrière, Leclerc appela le chef de la police et lui laissa un message pour l’informer qu’on avait apparemment retrouvé le suspect de l’affaire Hoffmann, mort.
Dans la rue de Berne, il régnait presque une atmosphère de carnaval devant l’hôtel Diodati : quatre voitures de police au gyrophare bleu éblouissant dans la pénombre de ce début de soirée couvert ; une foule assez dense rassemblée de l’autre côté de la rue et comprenant plusieurs prostituées noires et lustrées aux vêtements aussi courts que criards, qui plaisantaient avec les gens du coin ; des lignes vibrantes d’adhésif rayé noir et jaune destinées à interdire l’accès du lieu du crime aux curieux. De temps à autre, un flash éclatait. Leclerc songea en descendant de voiture qu’on aurait dit des fans attendant l’arrivée de la star. Un gendarme souleva l’adhésif, et Leclerc passa dessous. Quand il était jeune, il avait sillonné ces quartiers à pied et connaissait toutes les filles par leur nom. Il se disait que certaines devaient être grands-mères à présent ; mais, en y réfléchissant, certaines étaient déjà grands-mères à l’époque.
Il pénétra dans le Diodati. L’établissement s’appelait autrement dans les années quatre-vingt. Il n’arrivait pas à se rappeler comment. Les clients avaient tous été rassemblés dans la réception et n’étaient pas autorisés à partir tant qu’ils n’avaient pas fait de déposition. Il y avait là de toute évidence plusieurs prostituées, ainsi que deux types bien fringués qui auraient mieux fait de ne pas se trouver là et se tenaient à l’écart, taciturnes et gênés. Leclerc n’aima pas beaucoup l’allure du petit ascenseur et préféra prendre l’escalier, s’arrêtant à chaque étage désert pour reprendre son souffle. Devant la chambre où l’on avait découvert le corps, le couloir grouillait de policiers en uniforme, et l’inspecteur dut enfiler une combinaison blanche, des gants en latex et des chaussons en plastique transparents par-dessus ses chaussures. Il se refusa à mettre la capuche. Putain, j’ai l’air d’un lapin blanc, songea-t-il.
Il ne connaissait pas le flic en charge du lieu du crime — un nouveau qui s’appelait Moynier et n’avait apparemment pas plus de trente ans, même si c’était difficile à évaluer vu qu’il avait remonté sa capuche et que seul l’ovale de son visage poupin était visible. Il y avait aussi, dans la chambre, le médecin légiste et le photographe, deux anciens, même s’ils n’étaient pas aussi vieux que Leclerc ; personne n’était aussi vieux que Leclerc ; il se sentait aussi vieux que le Jura. Il examina le cadavre pendu à la poignée de porte de la salle de bains. La tête avait noirci au-dessus de la ligne mince de la ligature, qui était enfouie dans la chair du cou. Il y avait plusieurs coupures et des écorchures sur le visage. L’un des yeux était très enflé. Sa carcasse maigre ainsi pendue, l’Allemand ressemblait à un vieux corbeau mort accroché par un fermier pour décourager les autres charognards. Il n’y avait pas d’interrupteur dans la salle de bains, mais on distinguait tout de même le sang qui maculait la cuvette des toilettes. La tringle du rideau de douche était à moitié arrachée, tout comme le lavabo.