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En l’espace de quinze secondes, à partir de 20 h 45 min 13 s, des programmes algorithmiques à haute fréquence ont échangé vingt-sept mille contrats E-minis — 49 % du volume global des transactions — mais seulement deux cents d’entre eux ont été effectivement vendus ; tout cela n’était en fait qu’un jeu de « patates chaudes », et il n’y avait pas de vrais acheteurs. Les liquidités sont tombées à un pour cent de leur niveau précédent. À 20 h 45 min 27 s, en l’espace de cinq cents millisecondes et à l’instant même où Hoffmann allumait son briquet, les vendeurs successifs se sont bousculés sur le marché, et le prix des E-minis est tombé de 1 070 à 1 062, puis à 1 059 et enfin à 1 056. La volatilité excessive des titres a alors déclenché automatiquement une suspension de cinq secondes de toutes les transactions sur le marché des futures du Chicago S&P, afin de permettre un retour de liquidités sur le marché.

Le Dow avait à présent perdu près de un millier de points.

*

Les enregistrements timecodés des fréquences ouvertes des radios de police établissent que, au moment précis où la Bourse de Chicago s’est interrompue — à 20 h 45 min 28 s —, une explosion a retenti à l’intérieur des installations de traitements de données. Leclerc courait vers le bâtiment, à la traîne derrière les gendarmes, quand le bruit de l’explosion le figea sur place. Il s’accroupit aussitôt, bras ramenés sur la tête — en une posture peu digne d’un inspecteur de police, se dirait-il plus tard, mais tant pis. Certains des plus jeunes, avec une témérité due à l’inexpérience, continuèrent de courir et, le temps que Leclerc se soit relevé, revenaient déjà au pas de course de derrière le coin du bâtiment, tirant Quarry et Gabrielle avec eux.

— Où est Hoffmann ? cria Leclerc.

Un rugissement leur parvint de l’intérieur du bâtiment.

*

Peur de l’intrus pendant la nuit. Peur de l’agression et de l’infraction. Peur de la maladie. Peur de la folie. Peur de la solitude. Peur de se retrouver piégé dans un bâtiment en feu…

Les caméras filment sans passion, scientifiquement, Hoffmann lorsqu’il reprend conscience dans la vaste salle centrale. Les écrans ont tous explosé. Les cartes mères sont mortes et le VIXAL éteint. Il n’y a aucun bruit sauf le rugissement des flammes qui avancent de pièce en pièce en s’emparant des cloisons de bois, des faux planchers et des faux plafonds, des kilomètres de câble plastifié, des composants plastiques des unités centrales.

Hoffmann se met à quatre pattes, se redresse sur les genoux et se lève péniblement. Il vacille. Il arrache sa veste et se la plaque sur le visage pour se protéger avant de foncer dans le brasier de la salle de fibre optique, passe devant les bandothèques fumantes et immobiles, traverse la ferme de processeurs et arrive sur l’aire de chargement. Le rideau de fer est baissé. Comment est-ce possible ? Il frappe le bouton d’ouverture avec le talon de sa main. Il n’y a aucune réaction. Il répète frénétiquement le mouvement, comme s’il voulait enfoncer le bouton dans le mur. Toujours rien. Les lumières sont toutes éteintes. Le feu a dû couper les circuits électriques. Il se retourne et son regard se porte sur la caméra qui l’observe. On peut y lire tout un tumulte d’émotions — il y a de la rage, une sorte de triomphe démentiel aussi, et de la peur, bien sûr.

Lorsque la crainte croît graduellement jusqu’à l’angoisse de la terreur, nous rencontrons, comme pour toutes les émotions violentes, des phénomènes multiples.

Hoffmann se trouvait confronté à une alternative. Soit il pouvait rester où il était et risquer d’être piégé par le feu. Soit il pouvait essayer de retourner dans le brasier pour atteindre l’escalier de secours, dans le coin de la salle des bandothèques robotisées. Le calcul, dans ses yeux…

Il opte pour la seconde solution. La chaleur s’est considérablement intensifiée au cours des dernières secondes. Les flammes projettent une lueur vive. Les boîtiers en Plexiglas des bandothèques sont en train de fondre. L’un des robots s’est enflammé et sa partie centrale commence elle aussi à fondre, de sorte que, au moment où Hoffmann passe à côté, l’automate se plie en deux en une furieuse révérence, puis s’écroule derrière lui sur le plancher.

La rampe de l’escalier est trop brûlante pour qu’il puisse la toucher. Il perçoit la chaleur du métal à travers la semelle de ses souliers. L’escalier ne monte pas jusqu’au toit mais seulement jusqu’à l’étage supérieur, qui est plongé dans l’obscurité. À la lueur rougeoyante du feu derrière lui, Hoffmann parvient à distinguer un grand espace avec trois portes. Un bruit qui fait penser à une tempête de vent dans un grenier se déchaîne à cet étage. Hoffmann n’arrive pas à déterminer si cela vient de sa gauche ou de sa droite. Quelque part au loin, il entend qu’une partie du plancher s’écroule. Il place son visage devant le capteur pour déverrouiller la première porte. Comme celle-ci ne s’ouvre pas, il s’essuie la figure sur ses manches : il est tellement couvert de sueur et de crasse que le scanner n’arrive peut-être pas à le reconnaître. Mais, même avec des traits plus identifiables, la porte reste close. La deuxième réagit de même. La troisième s’ouvre, et il s’enfonce dans une obscurité complète. Les caméras à vision nocturne le prennent marchant à tâtons en suivant les murs pour trouver la sortie suivante, et cela se reproduit de pièce en pièce alors qu’Hoffmann cherche à fuir le labyrinthe du bâtiment, jusqu’au moment où, enfin, au bout d’un petit couloir, il ouvre une porte sur une fournaise. Pareille à une créature vivante et affamée, une langue de feu se précipite vers ce nouvel apport d’oxygène. Hoffmann fait volte-face et se met à courir. Les flammes le poursuivent, éclairant devant elles le métal rutilant d’un escalier. Il sort du champ des caméras. Une seconde plus tard, la boule de feu atteint l’objectif de la caméra. L’enregistrement s’achève.

*

Pour tous ceux qui le voient de l’extérieur, le centre de traitement de données ressemble à une cocotte-minute. Aucune flamme n’apparaît, il n’y a que de la fumée qui sort par tous les joints et bouches d’aération du bâtiment, accompagnée par ce rugissement incessant. Les pompiers projettent de l’eau sur les murs à partir de trois points différents pour tenter de les refroidir. Comme le commandant des pompiers sur place l’explique à Leclerc, le problème qui se pose est que, en découpant les portes, ils ne feront qu’attiser l’incendie en laissant s’engouffrer l’oxygène. Même ainsi, les équipements infrarouges continuent de détecter à l’intérieur de la structure des poches noires qui se déplacent, où la chaleur est moins intense et où quelqu’un a pu trouver refuge. Une équipe revêtue de grosses combinaisons protectrices s’apprête à entrer.

Gabrielle et Quarry ont été repoussés contre la clôture. Quelqu’un a mis une couverture sur les épaules de la jeune femme. Ils observent tous les deux la scène. Soudain, du toit plat du bâtiment, un jet de flammes orange fuse dans le ciel nocturne. Cela fait penser, par la forme sinon par la couleur, au panache de feu qu’on aperçoit au-dessus des raffineries et qui sert à brûler les déchets gazeux. Quelque chose se détache de sa base. Ils ne comprennent pas tout de suite qu’il s’agit du contour enflammé d’un homme. Celui-ci court jusqu’au bord du toit, bras écartés, puis plonge dans le vide, tel Icare.