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«Sauriez-vous me dire, mon cher ami (que Dieu vous donne toutes sortes de prospérités!), où sont par ici les palais de la sans pareille princesse doña Dulcinée du Toboso?

– Seigneur, répondit le passant, je ne suis pas du pays, et il y a peu de jours que j’y suis venu me mettre au service d’un riche laboureur pour travailler aux champs. Mais, tenez, dans cette maison vis-à-vis demeurent le curé et le sacristain du village; entre eux deux ils sauront bien vous indiquer cette madame la princesse, car ils ont la liste de tous les bourgeois du Toboso; quoique, à vrai dire, je ne croie pas que dans le pays il demeure une seule princesse, mais beaucoup de dames de qualité, oh! pour le sûr, dont chacune d’elles peut bien être princesse dans sa maison.

– Eh bien, c’est parmi ces dames, reprit don Quichotte, que doit être, mon ami, celle dont je m’informe auprès de vous.

– Cela se peut bien, reprit le laboureur; mais adieu, car le jour vient.» Et, fouettant ses mules, il s’en alla sans attendre d’autres questions. Sancho, qui vit que son maître était indécis et fort peu content:

«Seigneur, lui dit-il, voilà le jour qui approche, et il ne serait pas prudent que le soleil nous trouvât dans la rue. Il vaut mieux que nous sortions de la ville, et que Votre Grâce s’embusque dans quelque bois près d’ici. Je reviendrai de jour, et je ne laisserai pas un recoin dans le pays où je ne cherche le palais ou l’alcazar de ma dame. Je serais bien malheureux si je ne le trouvais pas; et quand je l’aurai trouvé, je parlerai à Sa Grâce, et je lui dirai où et comment vous attendez qu’elle arrange et règle de quelle façon vous pouvez la voir sans détriment de son honneur et de sa réputation.

– Tu as dit, Sancho, s’écria don Quichotte, un millier de sentences enveloppées dans le cercle de quelques paroles. Je reçois et j’accepte de bon cœur le conseil que tu viens de me donner. Viens, mon fils, allons chercher un endroit où je m’embusque, tandis que tu reviendras, comme tu dis, chercher, voir et entretenir ma dame, dont la courtoisie et la discrétion me font espérer plus que de miraculeuses faveurs.»

Sancho grillait d’envie de tirer son maître hors du pays, de crainte qu’il ne vînt à découvrir le mensonge de cette réponse qu’il lui avait remise de la part de Dulcinée, dans la Sierra-Moréna. Il se hâta donc de l’emmener, et, à deux milles environ, ils trouvèrent un petit bois où don Quichotte s’embusqua pendant que Sancho retournait à la ville. Mais il lui arriva dans son ambassade des choses qui demandent et méritent un nouveau crédit.

Chapitre X

Où l’on raconte quel moyen prit l’industrieux Sancho pour enchanter madame Dulcinée, avec d’autres événements non moins risibles que véritables

En arrivant à raconter ce que renferme le présent chapitre, l’auteur de cette grande histoire dit qu’il aurait voulu le passer sous silence, dans la crainte de n’être pas cru, parce que les folies de don Quichotte touchèrent ici au dernier terme que puissent atteindre les plus grandes qui se puissent imaginer, et qu’elles allèrent même deux portées d’arquebuse au-delà. Mais finalement, malgré cette appréhension, il les écrivit de la même manière que le chevalier les avait faites, sans ôter ni ajouter à l’histoire un atome de la vérité, et sans se soucier davantage du reproche qu’on pourrait lui adresser d’avoir menti. Il eut raison, parce que la vérité, si fine qu’elle soit, ne casse jamais, et qu’elle nage sur le mensonge comme l’huile au-dessus de l’eau.

Continuant donc son récit, l’historien dit qu’aussitôt que don Quichotte se fut embusqué dans le bosquet, bois ou forêt proche du Toboso, il ordonna à Sancho de retourner à la ville, et de ne point reparaître en sa présence qu’il n’eût d’abord parlé de sa part à sa dame, pour la prier de vouloir bien se laisser voir de son captif chevalier, et de daigner lui donner sa bénédiction, afin qu’il pût se promettre une heureuse issue dans toutes les entreprises qu’il affronterait désormais.

Sancho se chargea de ce que lui commandait son maître, et promit de lui rapporter une aussi bonne réponse que la première fois.

«Va, mon fils, répliqua don Quichotte, et ne te trouble point quand tu te verras devant la lumière du soleil de beauté à la quête de qui tu vas, heureux par-dessus tous les écuyers du monde! Aie bonne mémoire, et rappelle-toi bien comment elle te recevra, si elle change de couleur pendant que tu exposeras l’objet de ton ambassade, si elle se trouble et rougit en entendant mon nom. Dans le cas où tu la trouverais assise sur la riche estrade d’une femme de son rang, regarde si elle ne peut tenir en place sur ses coussins, mais si elle est debout, regarde si elle se pose tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, si elle répète deux ou trois fois la réponse qu’elle te donnera, si elle la change de douce en amère, ou d’aigre en amoureuse; si elle porte la main à sa chevelure pour l’arranger, quoiqu’elle ne soit pas en désordre. Finalement, mon fils, remarque avec soin toutes ses actions, tous ses mouvements; car, si tu me les rapportes bien tels qu’ils se sont passés, j’en tirerai la connaissance de ce qu’elle a de caché dans le fond du cœur au sujet de mes amours. Il faut que je t’apprenne, Sancho, si tu l’ignores, que les gestes et les mouvements extérieurs qui échappent aux amants, quand on parle de leurs amours, sont de fidèles messagers qui apportent des nouvelles de ce qui se passe dans l’intérieur de leur âme. Pars, ami; sois guidé par un plus grand bonheur que le mien, et ramené par un meilleur succès que celui que je resterai à espérer et à craindre dans cette amère solitude où tu me laisses.

– J’irai et reviendrai vite, répondit Sancho. Voyons, seigneur de mon âme, laissez gonfler un peu ce petit cœur qui ne doit pas être maintenant plus gros qu’une noisette. Considérez ce qu’on a coutume de dire, que «bon cœur brise mauvaise fortune», et que «où il n’y a pas de lard, il n’y a pas de crochet pour le pendre.» On dit aussi: «Où l’on s’y attend le moins, saute le lièvre.» Je dis cela, parce que si, cette nuit, nous n’avons pas trouvé le palais ou l’alcazar de ma dame, maintenant qu’il est jour, j’espère le trouver quand j’y penserai le moins; et quand je l’aurai trouvé, laissez-moi démêler mes flûtes avec elle.

– Assurément, Sancho, reprit don Quichotte, tu amènes les proverbes si bien à propos sur ce que nous traitons, que je ne dois pas demander à Dieu plus de bonheur en ce que je désire.»

À ces mots, Sancho tourna le dos, et bâtonna son grison, tandis que don Quichotte restait à cheval, s’appuyant sur ses étriers et sur le bois de sa lance, la tête pleine de tristes et confuses pensées. Nous le laisserons là pour aller avec Sancho, lequel s’éloignait de son seigneur non moins pensif et troublé qu’il ne le laissait; tellement qu’à peine hors du bois, il tourna la tête, et, voyant que don Quichotte n’était plus en vue, il descendit de son âne, s’assit au pied d’un arbre, et commença de la sorte à se parler à lui-même:

«Maintenant, mon frère Sancho, sachons un peu où va Votre Grâce. Allez-vous chercher quelque âne que vous ayez perdu!

– Non, assurément.

– Eh bien! qu’allez-vous donc chercher?

– Je vais chercher comme qui dirait une princesse, et en elle le soleil de la beauté et toutes les étoiles du ciel.

– Et où pensez-vous trouver ce que vous dites là, Sancho?

– Où? dans la grande ville du Toboso.

– C’est fort bien; et de quelle part l’allez-vous chercher?

– De la part du fameux don Quichotte de la Manche, qui défait les torts, qui donne à boire à ceux qui ont faim et à manger à ceux qui ont soif.