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Des bruits tout proches, dans le couloir, le ramenèrent brusquement au monde. Il s'entendit appeler, reconnut la voix de frère Bernard Lallemand et ouvrit la bouche pour demander qu'on le laisse en paix, mais avant qu'il ne parle l'autre lui dit, avec la fausse jovialité dont on accable parfois les malades, que maître Salomon d'Ondes était là et l'invitait à une promenade à l'orme de l'Oratoire. Aussitôt, le coeur tonnant, il se précipita, entrebâilla la porte et risqua sa figure, cherchant du regard son ami très cher. Il avait l'air d'un homme que l'on vient de tirer du sommeil.

– Pardonnez-moi, lui dit Salomon, l'air embarrassé et souriant à peine, si vous désirez rester seul nous reviendrons plus tard.

– Non, non, répondit vivement Novelli. Oh, Vitalis, vous êtes là aussi?

Le bateleur hocha la tête avec une vigueur rieuse et frère Bernard fit de même contre son épaule, en le poussant du coude. Ces deux compères et le juif, dans la pénombre du corridor, avaient dans les yeux une chaleur d'amitié émouvante, un peu craintive. Novelli, les voyant ainsi gauchement plantés, fut pris de petits sanglots illuminés et vint vers eux, les mains tendues. Alors les autres, rassurés, se détendirent soudain et voulurent tous parler en même temps.

– Je vais à la cuisine chercher du pain et du fromage, dit frère Bernard, et peut-être un tonnelet de vin, si vous le permettez, mon Jacques. Il fera bon boire et manger sous l'orme. Attendez-moi, cria-t-il, courant déjà par les couloirs.

– Je ne suis pas allé au pré de l'Oratoire depuis le temps où j'y accompagnais monseigneur Arnaud, dit Salomon. L'envie m'est venue, tout à l'heure, d'y retourner en votre compagnie. N'est-ce pas une bonne idée? Vous avez grand besoin, maître Novelli, de soleil bête, de vin frais et de palabres sans conséquence. J'ai appris la médecine autrefois, et je sais les bons remèdes pour les gens en votre état.

Vitalis se faufila entre eux et ferma la porte de la bibliothèque, à grands gestes de pitre précautionneux.

– Il ne faut pas que vos philosophies sortent de là, dit-il, l'index devant la bouche, sinon elles vont nous suivre et nous gâcher le plaisir.

Novelli et Salomon d'Ondes rirent ensemble et leurs éclats sonnèrent si joyeusement que frère Bernard Lallemand, revenant de l'office avec un baluchon de victuailles, se mit à rire aussi, sans autre raison que le contentement de ses compagnons.

Ils sortirent du couvent en se bousculant comme quatre écoliers en baguenaude. Jacques n'avait jamais connu ce bonheur d'oiseau libéré qu'il éprouvait soudain, au milieu de ses compères. Frère Bernard, marchant à ses côtés par les ruelles et sentant pour la première fois de sa vie cet homme tant admiré à hauteur de son âme simple, le regardait respirer l'air poussiéreux, l'écoutait dire des sottises avec les autres, et l'envie lui venait de hurler de joie, de montrer à tout le monde son maître comme un miraculé. «Quel brave fou», se disait-il chaque fois que Novelli frôlait une fille avenante en faisant mine de n'y point prendre garde, «et quel jour béni!». Ils sortirent de la ville par la poterne des Pénitents Blancs, longèrent un moment le rempart, s'en éloignèrent au travers d'un verger resplendissant. Quand ils furent en vue du pré, Vitalis se mit à courir à grands bonds de jeune chien vers la fontaine de vieille pierre et le vaste feuillage de l'orme. Jacques le suivit, courant aussi, se saoulant de vent et de soleil, et le gros moine s'essouffla derrière, riant et criant, tenant le bas de son froc haussé jusqu'aux genoux, la bedaine ballotante et le baluchon lui battant le dos. Parvenus dans l'ombre des branches, haletants, radieux, ils regardèrent le rempart ocre, au loin, les vignes pentues, les arbres fleuris, et Salomon qui venait à son pas, beau et lent comme un patriarche accoutumé aux longues routes. Frère Bernard s'accroupit pour dénouer le linge où étaient les provisions. Il débonda le tonnelet dans le bruissement du feuillage sous la brise, le tendit à Novelli et lui dit, avec un air d'audace éclatante:

– Tiens, bois.

Il osait lui offrir du vin pour la première fois, et pour la première fois le tutoyer. Jacques eut un rire espiègle au dedans, mais s'appliqua à ne point remarquer ces nouvelles manières et but quelques gorgées à la bonde, si maladroitement que sa bouche déborda. Sa figure en fut sillonnée de ruisseaux, il s'étrangla, toussa, rota, rendit son tonnelet au moine en le remerciant d'une voix mourante, mais digne. L'autre, avant de boire à son tour, la face énormément épanouie, leva à deux mains le petit fût luisant au-dessus de sa tête, comme pour trinquer avec le ciel, en murmurant un benedicite très familier. Vitalis le Troué vint vers Novelli en faisant tinter de la monnaie dans sa main et dit:

– Voulez-vous jouer avec moi, monseigneur?

Comme l'autre, perdu de confusion, avouait n'avoir, de sa vie, manié les dés ni les cartes:

– Mon jeu n'est pas de hasard, dit encore le bateleur tout à coup environné de petits soleils argentés, jetés en l'air d'un coup de pouce. Chacun de nous jongle avec quatre deniers. Vous en tombez un. Il me revient, mais je dois le risquer. Me voilà donc jonglant à cinq deniers, et vous à trois. Vous en tombez un autre. Il me revient aussi. J'en lance six et vous deux. Il vous est alors facile de ne plus perdre, et moi jonglant à six deniers j'ai grand-peine à conserver mon gain. Vous attendez ma faute et regagnez bientôt un denier, puis un autre. C'est un amusement honnête et de sens infini. Plus on le pratique, plus il enseigne.

– Ne l'écoutez pas, c'est un tricheur, dit Salomon, arrivant sous l'orme.

Le juif sourit, malicieux, s'assit dans l'herbe, but au tonnelet à petits coups prudents, attentif à ne point perdre une goutte, le reboucha soigneusement et se trancha une tartine de pain bis.

– Premier degré de la sagesse, répondit Vitalis en jonglant à huit deniers avec une agilité de maître bouffon. Vous perdez, je gagne, et je gagne encore. Vient l'instant où je suis trop riche. L'excès de biens me fait basculer en pauvreté. C'est la loi du Cieclass="underline" au plus haut du jour, la nuit commence. Deuxième degré de la sagesse: parce que vous avez perdu, vous voici maintenant gagnant. Le dénuement vous fait remonter en richesse. C'est la même loi du Cieclass="underline" le jour commence à minuit, au plus noir des ténèbres. Il est des milliers de degrés à gravir. On entrevoit, peu à peu, des ponts entre les sentiments contraires, d'étranges vérités sur les hauts et les bas, la vie et la mort, et l'on pressent que si l'on pouvait atteindre l'ultime sagesse du jeu, les deniers danseraient tout seuls dans le ciel. Nous n'aurions plus qu'à les contempler. Tenez, maître Novelli, je vous les rends. Je ne veux pas voler un inquisiteur qui boit du vin et rit aimablement aux jongleries d'un bateleur.

Il lui tendit sa main pleine de pièces et Novelli, ébahi, rougissant, joyeux, s'aperçut que sa bourse, à sa ceinture, était ouverte et vide.

– N'est-ce pas qu'il parle bien? dit frère Bernard, les joues gonflées de mangeaille et le regard empli de merveilles. Mais tu as beau dire, Vitalis, ajouta-t-il après boire, ta parabole n'est pas juste. Je n'ai jamais vu un noble, en ce monde, tomber par excès de richesse en misère de serf, ni un serf anobli pour trop de pauvreté.

Il éclata de rire, à demi saoul déjà, et secoua Novelli d'une bourrade lourdement assénée. L'autre le rabroua. Les yeux du moine, alors, tombèrent en soudaine contrition, et il s'empressa d'offrir à son maître une tranche de pain tartinée de fromage.

– Je ne parle pas pour ce monde, dit Vitalis d'un ton de parade foraine. Je méprise ses lois, j'exècre ses principes, je conchie sa gloire. Et vous, monseigneur Novelli?

– Des haines m'y tiennent, répondit Jacques la bouche pleine. Mais elles s'éteindront bientôt, si Dieu veut. En vérité, le souci de justice m'y tient aussi. J'aime les hommes, et je les voudrais bons. Je suis sans doute très orgueilleux. Le fromage est parfait, frère Bernard.

– J'ai pris aussi des galettes sucrées, murmura l'autre, en confidence.

– Non, je ne parle pas pour ce monde, dit Vitalis, comme s'il s'adressait aux herbes du pré. Je parle pour la vie qui tourne et qui bat dans nos corps, et nous monte à la tête, et nous descend au ventre, et sans cesse nous affûte des envies basses, de hauts désirs. Dans ce monde ne bougent et ne bataillent que des apparences. On ne peut s'y préoccuper que de ruser pour survivre, de parer les coups, de fuir ou de mordre quand on se sent menacé. Seuls, les puissants et les grands brigands confondent la vie et le monde. Ils sont fous: ils croient que pour atteindre le paradis il suffit de poser son cul sur la tête des pauvres et de les cravacher pour les pousser au ciel.