– C’est une procession, lui répondit-on. Vous n’ignorez pas que c’est dans ce bienheureux jour de la fête de Notre-Dame, patronne du couvent, que les jeunes filles qui veulent se consacrer à Dieu prononcent leurs vœux.
– Et, je vous prie, demanda Vivaldi avec une émotion mal contenue, quel est le nom de la novice qui va prendre le voile noir?
Le moine, l’observant avec curiosité, lui répondit:
– Je ne sais pas son nom. Mais tenez, c’est celle qui est à la droite de madame l’abbesse et qui s’appuie sur le bras d’une de ses compagnes. Elle a un voile blanc, et elle est plus grande que celles qui l’entourent.
Vivaldi fixa sur la novice un regard plein d’anxiété. Soit illusion de son imagination, soit ressemblance réelle, il crut reconnaître Elena et s’efforça vainement de percer le voile qui recouvrait ses traits. La cérémonie commença par une exhortation pathétique du père abbé, directeur d’un couvent voisin; puis la novice, toujours voilée, s’agenouilla devant lui et prononça ses vœux. Vivaldi y prêta toute son attention; mais c’était une voix faible et tremblante dont il ne put distinguer le caractère. Pourtant, pendant la suite du service, il lui sembla reconnaître, parmi les chants religieux, ces suaves accents qui naguère, dans l’église de San Lorenzo, avaient pour la première fois captivé son oreille et son cœur. Il écouta de nouveau, sans presque oser respirer, et demeura persuadé qu’il ne se trompait pas. Aussi quel fut son trouble, lorsque le père abbé se mit à détacher le voile blanc de la novice pour y substituer le voile noir! Il eut grand-peine à ne pas se trahir en s’avançant… Mais le voile blanc ôté, il ne vit qu’un visage inconnu: ce n’était pas son Elena Il respira, et reprit assez de sang-froid pour suivre le reste de la cérémonie La même voix qui l’avait déjà frappé se fit encore entendre; le timbre en était ému et mélancolique; il n’en ressentit que mieux la magique influence. Puis une seconde cérémonie commença, et Vivaldi apprit qu’on allait recevoir une novice. Une jeune personne, soutenue par deux religieuses, s’approcha de l’autel en chancelant. Le prêtre allait commencer l’exhortation accoutumée, lorsqu’elle écarta elle-même son voile et, laissant voir un visage où la douleur était mêlée à une douceur angélique, elle leva au ciel des yeux mouillés de larmes et fit signe de la main qu’elle voulait parler. Ô surprise! C’était Elena!
Elle éleva la voix et, prévenant le prêtre:
– Je proteste et déclare, dit-elle, en présence de tous les assistants, que j’ai été traînée ici malgré moi pour prononcer des vœux que mon cœur repousse. Je proteste…
Une rumeur immense l’interrompit et, au même instant, Vivaldi s’élança vers l’autel. Elena jeta sur lui un regard égaré, puis, frappée de saisissement, elle tomba évanouie dans les bras des religieuses qui l’entouraient. Mais celles-ci ne purent empêcher Vivaldi de s’approcher d’elle. Ses angoisses en la voyant presque sans vie, l’amour déchirant avec lequel il l’appela par son nom émurent de compassion les religieuses elles-mêmes. Surtout sœur Olivia qui s’empressait plus que toute autre auprès de sa jeune amie.
Elena, en reprenant ses sens, rencontra le regard de Vivaldi fixé sur elle; à son tour, l’expression de ses yeux lui fit comprendre qu’elle n’était pas changée pour lui. Elle demanda cependant à se retirer et, aidée par sœur Olivia et Vivaldi, elle se préparait à quitter l’église, quand l’abbesse donna ordre que le jeune étranger lui fût envoyé. Vivaldi n’était pas disposé à obéir à cette injonction; mais il céda aux prières de sœur Olivia et de son amie, adressant à Elena un adieu qui ne devait pas, croyait-il, les séparer pour longtemps. Il se rendit au parloir de l’abbesse. Il n’était pas sans quelque espoir d’éveiller chez elle des idées de justice et d’humanité; mais il reconnut bientôt à quelle femme il avait affaire. L’orgueil froissé de la supérieure, d’accord avec ses principes rigides, étouffait dans son cœur tout autre sentiment. Elle commença son sermon en exprimant l’amitié qui la liait depuis longtemps à la marquise et le regret de voir le fils d’une personne si estimable oublier ses devoirs et l’honneur de son nom jusqu’à vouloir s’allier à une fille de si basse extraction. Et elle conclut par une sévère réprimande sur la hardiesse qu’il avait eue de troubler la paix d’une maison religieuse et d’apporter le scandale jusqu’au pied du sanctuaire.
Vivaldi eut la patience d’écouter jusqu’au bout ces considérations morales sortant de la bouche d’une femme qui, en ce moment même, violait les lois les plus sacrées de la justice, en séquestrant une orpheline qu’elle condamnait de son autorité privée à une éternelle réclusion. Mais quand l’abbesse en vint à parler d’Elena comme d’une criminelle qui, en se refusant aux vœux qu’on lui demandait, avait encouru un châtiment sévère, le jeune homme ne fut plus maître de lui et ne cacha à la prétendue sainte femme ni son mépris ni son indignation. À cette sortie imprudente, elle répondit par des menaces. Vivaldi, en la quittant, crut trouver un secours dans l’abbé dignitaire, supérieur dont le crédit, sinon l’autorité, pourrait adoucir la rigueur de l’abbesse. Mais la douceur et l’amabilité qu’on lui avait vantées chez ce personnage tenaient à une sorte de faiblesse qui leur étaient le caractère de vertus. Ou, plutôt, il n’avait que des qualités privées, insuffisantes en pareille circonstance. La peur qu’il avait de se compromettre lui fit écouter, avec une sorte d’impatience, les plaintes mesurées de Vivaldi, et il s’excusa sur le peu d’autorité qu’il avait en des matières qui étaient du ressort de l’administration intérieure des couvents de femmes. Éconduit de la sorte, Vivaldi renonça à tenter de nouveaux efforts sur un tel esprit, endurci par l’égoïsme de la prudence, et résolut de recourir à des moyens détournés qui répugnaient à son cœur loyal; mais c’étaient les seuls qui lui restaient pour sauver l’innocente victime des préjugés de son orgueilleuse famille.
Elena, retirée dans sa cellule, était en proie à mille sentiments contradictoires de joie, de tendresse et d’inquiétude. Si Vivaldi, qui avait heureusement découvert le lieu de sa prison, réussissait à l’en tirer, il fallait donc qu’elle se remît entre ses mains, démarche que son attachement scrupuleux aux lois de la bienséance ne lui laissait envisager qu’avec effroi. Elle sentait aussi se réveiller ses anciennes répugnances à l’idée de s’introduire, ou par force ou par ruse, dans le sein d’une famille qui la repoussait. Mais, d’un autre côté, tant d’amour, tant de dévouement chez Vivaldi, seraient-ils payés d’une éternelle résistance, et la tendre affection qu’elle avait vouée à un amant si digne de son choix lui permettrait-elle jamais de renoncer à lui sans mourir? Au milieu de ses perplexités, sœur Olivia lui apporta de tristes nouvelles; elle l’instruisit des résolutions obstinées de l’abbesse et du départ de Vivaldi. Elena sentit alors combien ses autres chagrins étaient faibles auprès de cette nouvelle douleur. La monstrueuse violence exercée contre elle la dispensait de tout devoir envers une famille implacable, mais cette réflexion tardive ne pouvait lui être d’aucun secours dans la situation où elle se trouvait. Sœur Olivia lui montra dans ces circonstances un intérêt plus qu’ordinaire, au point que ses yeux se remplissaient de larmes lorsqu’elle les arrêtait sur sa jeune amie; et telle était enfin son émotion, qu’Elena ne put la remarquer sans surprise, mais elle avait trop de discrétion, outre qu’elle était trop absorbée par ses chagrins, pour demander à sœur Olivia aucune explication.