XI
Elena, bien cachée sous l’habit et le voile que sœur Olivia lui avait donnés, descendit dans la salle du concert et se mêla aux religieuses qui y étaient déjà rassemblées. À l’arrivée de l’abbesse, la crainte d’être reconnue s’empara d’elle et son trouble même faillit la trahir; mais la supérieure, après avoir causé quelques instants avec le père abbé et quelques étrangers de distinction, s’assit dans son fauteuil et le concert commença. Le coup d’œil ne manquait ni d’éclat ni de grandeur. Dans une belle salle voûtée, illuminée par un nombre infini de bougies, cinquante religieuses environ, dont l’uniforme avait autant de grâce que de simplicité, étaient groupées autour de la supérieure au maintien majestueux et sévère et contrastaient avec les têtes vénérables de l’abbé et de ses religieux, placés en dehors de la grille qui coupait la salle en deux parties. Près de l’abbé se tenaient plusieurs étrangers de distinction, vêtus de l’habit napolitain dont la coupe élégante et les couleurs brillantes se détachaient sur l’aspect sombre du costume monastique. Ce côté de la salle attirait toute l’attention d’Elena qui espérait y apercevoir Vivaldi; mais le concert finit sans qu’elle eût pu le découvrir. On passa dans l’appartement où la collation était préparée, et qui, comme la salle précédente, était divisé par une grille en parloirs intérieurs et extérieurs. L’un pour l’abbesse et ses religieuses; l’autre pour les révérends pères et les étrangers. Parmi ceux-ci, Elena remarqua un personnage caché sous son chapeau de pèlerin et qui semblait assister à la fête sans y prendre part. Elle crut reconnaître l’air et la démarche de Vivaldi; mais un reste d’incertitude lui fit attendre quelque nouveau trait de ressemblance. Tandis qu’elle fixait les yeux sur lui, l’étranger se découvrit; c’était en effet Vivaldi. Le cœur palpitant, et sûre d’être reconnue, elle s’avança vers la grille sans lever son voile. Vivaldi avait laissé sur le rebord un petit papier plié et, avant qu’elle pût elle-même lui remettre le sien, il s’était prudemment éloigné. Comme elle allait prendre ce papier, une religieuse qui s’était approchée le fit tomber à terre avec sa manche; et l’orpheline demeura immobile et pleine d’anxiété, s’attendant à chaque instant à voir la religieuse ramasser le billet et le porter à l’abbesse. Ses craintes se dissipèrent quand ladite religieuse poussa négligemment du pied le billet dans un coin; mais elles se renouvelèrent avec plus de force quand elle vit la sœur s’approcher de l’abbesse pour lui dire quelques mots à l’oreille. Elle ne douta pas que Vivaldi n’eût été reconnu, et que le papier n’eût été laissé par terre à dessein pour qu’elle fût tentée elle-même de se trahir en le ramassant. Tremblante et près de succomber à ses terreurs, elle observait la contenance de l’abbesse pendant qu’elle écoutait la religieuse, et elle crut lire sa destinée dans l’air sévère et les sourcils froncés de l’impérieuse femme. Elle voyait cependant s’écouler le temps qui devait servir à sa délivrance; mais chaque fois qu’elle osait regarder autour d’elle, elle se figurait que la supérieure et la religieuse suivaient tous ses mouvements et ne la perdaient pas de vue. Après une heure passée dans cette pénible situation, la collation prit fin. Pendant le mouvement général qui se fit alors, Elena se rapprocha de la grille et ramassa vivement le billet de Vivaldi. Elle le cacha dans sa manche et suivit de loin l’abbesse et les religieuses qui quittaient la salle. En passant à côté de sœur Olivia, elle lui fit un signe et se rendit à sa cellule. Arrivée là, elle ferma bien vite sa porte de l’intérieur et, seule enfin, déplia le papier; mais, dans son impatience, elle laissa échapper la lampe de ses mains et se trouva dans l’obscurité. Elle tomba dans un véritable désespoir. Aller chercher de la lumière, c’était se trahir, c’était compromettre sœur Olivia qui lui avait donné le moyen d’être libre, c’était s’exposer à être jetée en prison sur-le-champ. Attendre était affreux. Attendre quoi? Il ne lui restait d’espérance que dans la visite de sœur Olivia qui pouvait peut-être venir trop tard pour qu’il lui fût encore possible de suivre les instructions de Vivaldi. Et cependant elle tournait et retournait entre ses mains ce malheureux billet qui renfermait son sort, son avenir, sa vie, et dont elle ignorait le contenu! Horrible situation! Au milieu de ses angoisses, elle entend marcher; une lumière brille à travers la porte; on l’appelle tout bas, c’est sœur Olivia! La jeune fille ouvre, prend la lampe des mains de la religieuse et, pâle et tremblante, lit avec avidité le billet qui lui donnait rendez-vous à la grille du jardin des religieuses, où le frère Geronimo l’attendait et où Vivaldi viendrait la rejoindre pour la faire sortir de l’enceinte du couvent. Son amant ajoutait que des chevaux seraient prêts au bas de la montagne, pour la conduire où elle voudrait, et la conjurait de ne pas perdre un instant. Elena, désespérée, donna le papier à sœur Olivia en lui demandant conseil. Il s’était écoulé une heure et demie depuis le moment où Vivaldi écrit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Dans cet intervalle, que de circonstances peut-être avaient rendu impraticable un projet d’évasion que le mouvement de la fête avait d’abord favorisé. La généreuse sœur Olivia partageait toutes les inquiétudes de son amie. Cependant, après une minute de réflexion, elle lui dit de reprendre courage.
– Le voile qui vous a cachée jusqu’à présent, ajouta-t-elle, peut vous protéger encore. Il nous faudra traverser le réfectoire où soupent celles de nos sœurs qui n’ont pas assisté à la collation, et elles resteront là jusqu’à ce que l’office les rappelle à la chapelle. Si nous attendions jusqu’à ce moment-là, nous ne pourrions plus passer.
Convaincues qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre, elles s’acheminèrent sur-le-champ vers le jardin. Plusieurs sœurs les rencontrèrent sans faire attention à Elena qui, en passant près de l’appartement de la supérieure, baissa son voile avec plus de soin. Tout à coup, elle se trouva en face de l’abbesse elle-même qui revenait de jeter un coup d’œil sur les religieuses réunies au réfectoire et qui s’étonnait de n’y avoir pas vu Elena. Elle s’effaça autant qu’elle put derrière sœur Olivia; et celle-ci, ayant répondu tant bien que mal aux questions de l’abbesse, se remit en marche vers le réfectoire, suivie de son amie qui tremblait comme une feuille. Les religieuses, occupées de leur souper, ne prirent pas garde à elles. Arrivées à la porte du jardin, elles se croisèrent souvent avec des sœurs qui servaient ou desservaient la table. Une de celles-ci, au moment où elles ouvraient la porte, leur demanda pourquoi elles allaient du côté de la chapelle. Avaient-elles déjà entendu la cloche? À cette question, Elena troublée saisit le bras de son amie pour l’engager à presser le pas; mais sœur Olivia, plus prudente, allégua avec calme un motif de dévotion particulière. Puis toutes deux reprirent leur chemin. Comme elles traversaient le jardin, la crainte que Vivaldi ne se trouvât plus à l’endroit indiqué par lui émut si fort la pauvre Elena qu’elle s’arrêta incapable de se soutenir. Mais sœur Olivia lui montrant un bosquet que la lune commençait à éclairer, murmura à son oreille:
– Là derrière, sous cette allée de cyprès, est notre in pace.
Ce mot ranima les forces d’Elena; elle redoubla d’efforts pour atteindre la porte de la grille qui semblait reculer devant elle. Enfin, elles y arrivèrent. Elena frappa doucement dans ses mains; c’était le signal convenu. Elle attendit la réponse avec une inexprimable anxiété. Enfin trois petits coups se firent entendre; puis la clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit et deux personnes parurent. Une voix connue prononça le nom d’Elena; et, à la lueur d’une lanterne sourde que tenait Geronimo, l’orpheline reconnut Vivaldi qui s’élança vers elle.