– Ah! monsieur, s’écria Paolo, c’est le costume qui a servi à déguiser le démon qui nous a conduits jusqu’ici. C’est un drap mortuaire pour nous, dans ce tombeau où nous sommes ensevelis.
– Pas encore! dit Vivaldi, dont le désespoir sembla doubler l’énergie.
Et il se mit à faire de nouveaux efforts pour ébranler la porte, mais il n’y put parvenir. Puis il hissa Paolo jusqu’à la fenêtre grillée contre laquelle celui-ci usa inutilement ses forces. Ils crièrent l’un et l’autre sans plus de succès. Enfin lassés de leurs vaines tentatives, ils y renoncèrent et se laissèrent tomber à terre, découragés. Vivaldi, s’abandonnant alors aux plus désolantes pensées, se rappela les dernières paroles du moine et, son esprit exalté les interprétant dans le sens le plus terrible, il y vit en style figuré l’annonce de la mort d’Elena qui précédait de bien peu la sienne: «Vous venez trop tard! Il y a une heure qu’elle est partie! Songez à vous!» avait dit l’apparition. Cette idée subite chassa de son esprit tout sentiment de crainte pour lui-même. Il se leva et se mit à marcher à grands pas, confirmé dans ses affreuses appréhensions par le souvenir des premières prédictions du moine qui lui avait annoncé la mort de la signora Bianchi. En vain Paolo, oubliant pour un instant sa propre situation, s’efforçait de le calmer; Vivaldi n’écoutait ni n’entendait rien. Cependant, Paolo ayant prononcé par hasard le nom du Couvent de Santa Maria del Pianto, l’idée que le moine qui lui avait parlé d’Elena avait peut-être quelque relation avec ce monastère voisin éveilla vivement son intérêt et, pour confirmer ou non cette supposition, il demanda à Paolo la suite du récit qu’il avait commencé. Celui-ci obéit, non sans quelque répugnance, et reprit en baissant la voix:
– C’était la veille de la Saint-Marc, et juste au moment où sonnait l’Angélus du soir. Vous n’êtes peut-être jamais entré, monsieur, dans l’église de Santa Maria del Pianto; c’est bien l’église gothique la plus sombre que l’on ait jamais vue. Dans un des bas-côtés, il y a un confessionnal. À cette heure, dis-je, un homme, si bien enveloppé dans un long manteau qu’on ne pouvait rien voir de sa taille ni de sa figure, vint s’agenouiller à ce confessionnal. Au surplus, eût-il été vêtu avec autant d’élégance que vous, monsieur, personne ne s’en serait douté; car cette partie de l’église, n’étant éclairée que par la lampe suspendue à son extrémité, était presque aussi obscure que la chambre où nous sommes. Sans doute cette obscurité est-elle ménagée pour que les pénitents ne rougissent pas visiblement des péchés dont ils se confessent.
– Continue, dit Vivaldi avec impatience.
– Oui, monsieur… Mais je ne sais plus où j’en étais… ah! oui, au pied du confessionnal. Donc, l’inconnu, agenouillé devant la petite grille, poussait de tels gémissements à l’oreille du confesseur qu’on les entendait à l’autre bout de l’église. Vous saurez, monsieur, que les religieux de Santa Maria del Pianto sont de l’ordre des Pénitents Noirs et que les gens qui ont de gros péchés sur la conscience viennent là de très loin pour se confesser au grand pénitencier, le père Ansaldo, qui demeure dans le couvent. Or, c’était lui qui écoutait l’inconnu. Il le reprit doucement pour l’éclat qu’il faisait et s’efforça de le consoler. L’homme, s’apaisant un peu, reprit sa confession. Je ne sais ce qu’il dit au père Ansaldo, mais ce devait être quelque chose de bien étrange et de bien horrible, car tout à coup le grand pénitencier quitta le confessionnal et, avant d’avoir pu regagner sa cellule, il tomba en convulsions et s’évanouit. Quand il fut revenu à lui, il demanda à ceux qui l’entouraient si un pénitent qui s’était présenté à son confessionnal était encore dans l’église et, dans ce cas, il donna ordre de l’arrêter. Un des religieux se rappela qu’en traversant l’église pour aller au secours du père Ansaldo, il avait vu un homme passer vivement près de lui; cet homme était de grande taille, vêtu d’une robe de moine blanc, et se dirigeait vers la porte extérieure de l’église. Le père Ansaldo pensa que c’était son pénitent. On envoya chercher le frère portier, mais celui-ci n’avait vu personne vêtu de la façon qu’on lui décrivait; de plus, il n’était entré, dit-il, de toute l’après-dînée, aucun religieux vêtu de blanc. Dès lors, tous les pères supposèrent que l’inconnu devait se trouver encore dans l’enceinte du couvent où il s’était sans doute glissé par surprise. Mais toutes les recherches furent inutiles.
– Oh! ce devait être mon moine! dit Vivaldi, malgré la différence du froc. Car il n’y en a pas deux au monde qui puissent s’échapper si miraculeusement.
À ce moment, leur entretien fut interrompu par des sons étouffés qui parurent à leur imagination troublée les gémissements d’une personne près d’expirer. Ils écoutèrent… Le bruit cessa…
– Bah! fit Paolo, ce n’est que le bruit du vent.
Et reprenant son récit:
– Depuis l’époque de cette étrange confession, dit-il, le père Ansaldo se montra tout différent de ce qu’il était, et sa tête faiblit…
– Le crime entendu en confession l’intéressait donc? interrompit Vivaldi.
– Je n’ai rien ouï dire de pareil, répondit Paolo, et même quelques circonstances qui suivirent semblent prouver le contraire. Un mois environ après cet événement, un jour qu’il faisait une chaleur étouffante et que les moines sortaient de l’office…
– Chut! dit Vivaldi, n’entends-je pas parler à voix basse?…
Ils prêtèrent l’oreille et distinguèrent en effet des voix humaines, mais sans pouvoir définir si elles venaient de quelque pièce voisine ou d’un étage supérieur. Dans la situation où ils se trouvaient, il ne leur restait plus rien à craindre; aussi se mirent-ils à crier de toutes leurs forces; mais on ne leur répondit pas, et les voix cessèrent de se faire entendre. Épuisés par leurs efforts, ils se laissèrent tomber à terre, renonçant à toute autre tentative jusqu’au retour de la clarté du jour. Vivaldi ne se souciait guère de la suite du récit de Paolo depuis qu’il n’y voyait aucun rapport avec le sort d’Elena; et le valet, de son côté, s’étant enroué à force de crier, n’était pas disposé à rompre le silence.
VIII
Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée d’Elena au monastère de San Stefano sans qu’il lui fût permis de sortir de sa chambre. Sous clef, elle ne voyait personne, si ce n’est la religieuse qui lui apportait quelques aliments; la même qui l’avait reçue aux portes du couvent. Lorsqu’on pensa que son courage pouvait être brisé par ce long isolement et par l’inutilité de sa résistance, on la manda au parloir. L’abbesse l’y attendait seule, et la sévérité de son accueil prépara l’orpheline à une scène des plus sérieuses. Après un exorde sur la noirceur de son crime et sur la nécessité de sauver l’honneur d’une famille que sa conduite désordonnée avait failli compromettre, l’abbesse lui déclara qu’elle devait se déterminer à prendre le voile sur-le-champ ou bien à accepter le mari que la marquise de Vivaldi avait eu l’extrême bonté de choisir pour elle.
– Vous ne pourrez jamais, ajouta l’abbesse, reconnaître assez dignement la générosité de la noble dame qui vous laisse le choix entre ces deux partis. Après l’injure qu’il n’a pas dépendu de vous d’infliger à sa famille, quand vous ne deviez attendre d’elle qu’un châtiment sévère, elle vous permet d’entrer en religion parmi nous ou, si vous n’avez pas assez de vertu pour renoncer à un monde pervers, elle vous autorise à y rentrer sous la protection d’un époux dont la condition serait assortie à la vôtre.