Il obtint d’abord une entrevue du marquis. Il se jeta à ses pieds en le suppliant de faire ramener Elena chez elle. Mais la surprise naturelle et nullement jouée du vieux gentilhomme fit tout de suite voir à Vivaldi que son père ignorait tout des mesures prises contre la jeune fille.
– Quelque mécontentement que m’inspire votre conduite, dit le marquis, je croirais mon honneur entaché si j’appelais à mon aide l’artifice et la violence. J’ai vivement désiré rompre l’union que vous avez projetée; mais, pour y parvenir, je dédaigne tout autre moyen que l’exercice de mon autorité. Si vous persistez dans votre résolution, je ne la combattrai qu’en vous avertissant des conséquences fâcheuses qu’entraînerait pour vous votre désobéissance. Et, de ce moment je ne vous reconnaîtrais plus pour mon fils.
Cela dit, il sortit et Vivaldi ne fit aucun effort pour le retenir. Ces menaces étaient terribles, sans doute, mais ce qui occupait alors la pensée du jeune homme ce n’était pas l’avenir; c’était le présent: la perte d’Elena. Cet intérêt pressant le conduisit chez sa mère. Cette seconde épreuve fut bien différente de la précédente. Le regard de Vivaldi, rendu plus pénétrant par l’amour et la jalousie, plongea jusqu’au fond du cœur de la marquise, en dépit de la dissimulation de celle-ci, et le fils démêla autant d’hypocrisie chez sa mère qu’il avait reconnu de franchise chez son père. Mais pouvait-il en attendre plus?
Restait à rechercher la part de Schedoni dans ces complots. Qu’il eût concouru à l’enlèvement d’Elena, Vivaldi n’en doutait pas; mais il était moins assuré que ce fût le moine des ruines de Paluzzi. En sortant de chez la marquise, il se rendit au couvent de Spirito Santo et demanda le père Schedoni. Le frère qui lui ouvrit lui dit que ce religieux était dans sa cellule, et il lui en indiqua la porte, qui donnait sur le dortoir.
Vivaldi arriva au dortoir sans avoir rencontré âme qui vive, mais en y entrant il entendit une voix plaintive qui semblait venir de la porte qu’on lui avait indiquée. Il frappa doucement, et le silence se rétablit. Il frappa de nouveau et, comme personne ne répondait, il se hasarda à ouvrir la porte; il parcourut des yeux la cellule, où ne pénétrait qu’un jour sombre, et n’y vit personne. La chambre n’avait guère d’autre meuble qu’un matelas, une chaise, une table, un crucifix, quelques livres de dévotion – dont un ou deux imprimés en caractères inconnus – et divers instruments de pénitence, ou plutôt de torture, dont la vue fit frémir Vivaldi quoiqu’il n’en connût qu’imparfaitement l’usage. Il redescendit dans la cour. Là, le frère portier lui dit que, si le père Schedoni n’était pas dans sa chambre, il devait être à l’église.
– L’avez-vous vu rentrer hier soir? demanda brusquement Vivaldi.
– Oui, sans doute, répondit le frère avec quelque surprise. Il est rentré pour les vêpres.
– En êtes-vous bien sûr, mon ami? Êtes-vous certain qu’il ait couché au couvent la nuit dernière?
– Et qui êtes-vous, monsieur, dit le frère scandalisé, pour me poser une pareille question? Vous ignorez apparemment les règles de notre maison: sachez qu’un religieux ne peut passer la nuit hors du couvent sans encourir une peine sévère. Or, le père Schedoni est plus incapable que qui que ce soit de violer ainsi les lois de la communauté. C’est un de nos plus pieux cénobites; il en est peu qui puissent marcher sur ses traces dans la voie de la pénitence. C’est un saint. Lui! passer la nuit dehors! Allez, monsieur, c’est à l’église que vous le trouverez.
Vivaldi ne s’arrêta pas à répondre, mais il traversa la cour en se disant, pensant à Schedoni: «Hypocrite! je saurai te démasquer.» L’église était déserte comme la cour, et il y régnait un morne silence. Alors qu’il marchait le long d’un des bas-côtés, il aperçut, à la demi-clarté que laissaient passer les vitraux de couleur, un religieux debout et immobile. Il s’avança vers lui. Le moine, sans l’éviter, sans même détourner les yeux pour voir qui s’approchait, demeura dans la même attitude. Sa taille élevée et sa figure maigre rappelaient Schedoni; et Vivaldi, regardant avec attention, reconnut, sous le capuchon baissé, la physionomie dure et pâle du confesseur.
– Enfin, mon père, je vous trouve! lui dit-il. Je voudrais vous parler en particulier, et ce lieu n’est pas convenable à notre entretien.
Schedoni ne répondit rien, et Vivaldi, le regardant de nouveau, remarqua que ses traits étaient comme pétrifiés et ses yeux obstinément fixés vers le sol. On aurait dit que les paroles qu’il lui avait adressées ne parvenaient pas jusqu’à son esprit. Le jeune homme éleva la voix et répéta ce qu’il venait de dire, mais sans plus de succès que la première fois: pas un muscle du visage du religieux n’avait frémi.
– Que signifie cette comédie? s’écria le jeune homme impatienté. Votre calme affecté ne vous sauvera pas. Vous êtes découvert, et vos artifices me sont connus. Faites sur-le-champ ramener Elena Rosalba chez elle, ou dites-moi le lieu où vous l’avez fait conduire.
Schedoni garda le même silence et la même impassibilité. Le respect pour son caractère religieux et pour le lieu où il se trouvait empêcha seul Vivaldi de porter la main sur le moine pour le forcer à répondre. Mais il laissa éclater son indignation.