– Je sais maintenant, vous dis-je, reprit-il, que vous êtes l’auteur de tous mes maux. C’est vous qui m’avez prédit tant de malheurs qui ne se sont que trop réalisés; c’est vous qui m’avez annoncé la mort de la signora Bianchi.
Le moine tressaillit et fronça les sourcils.
– C’est vous qui m’avez appris le départ d’Elena, qui m’avez attiré dans la prison de la forteresse de Paluzzi. Ah! je vous connais et je vous ferai connaître au monde. Je vous arracherai le masque d’hypocrisie qui vous couvre et je révélerai à tout votre ordre vos odieuses manœuvres.
Schedoni avait repris son calme habituel. La vue de ce maintien paisible et de ces regards baissés exaspéra le jeune homme.
– Malheureux! s’écria-t-il, rends-moi Elena. Dis-moi au moins où elle est. Parle! Ah! je te forcerai bien à parler!
Comme il exhalait ainsi sa colère en accents et en gestes passionnés, plusieurs religieux furent attirés par le bruit. En voyant la violence du jeune homme opposée à la tranquillité de Schedoni, l’un d’eux s’avança et, retenant Vivaldi par son habit:
– Que faites-vous? lui dit-il. Ne voyez-vous pas la sainte méditation dans laquelle il est plongé? Sortez de l’église pendant que vous le pouvez encore; vous ne savez pas à quel traitement vous vous exposez.
– Je ne sortirai pas d’ici, répondit Vivaldi, avant que cet homme n’ait répondu à mes questions. Je le répète: où est Elena Rosalba?
Et comme le confesseur demeurait toujours impassible:
– Ceci passe toute croyance! s’écria le jeune homme. Il n’y a pas de patience qui puisse y tenir. Parle, réponds-moi: connais-tu le couvent de Santa Maria del Pianto? Connais-tu le confessionnal des Pénitents Noirs? Te souviens-tu de cette terrible soirée où un crime y fut confessé?…
Schedoni poussa un cri terrible et, fixant sur Vivaldi un regard dont la rage eût voulu être mortelle:
– Loin d’ici! s’écria-t-il, loin d’ici, sacrilège jeune homme! Frémis des suites de ton impiété!
Puis il s’éloigna brusquement du côté du cloître, et disparut comme une ombre. Vivaldi voulut le suivre, mais il fut arrêté par les moines qui l’entouraient. Irrités par ses discours, ceux-ci le menacèrent, s’il ne sortait du couvent à l’instant même, de l’y retenir, de l’y emprisonner et de lui faire subir les châtiments réservés à quiconque insulte un religieux et le trouble dans ses pratiques de pénitence. Et comme il résistait:
– Conduisons-le au père abbé, s’écria un moine furieux. Jetons-le dans la prison.
Mais, puisant des forces dans son indignation, Vivaldi se tira de leurs mains, sortit de l’église et s’élança dans la rue.
Il arriva chez lui dans un état digne de pitié. Un étranger l’aurait plaint, mais sa mère se montra insensible. Elle triomphait au contraire du succès des plans concertés avec son confesseur et secondés par l’abbesse de San Stefano, avec qui elle était liée. Quelle apparence dès lors qu’elle se laissât toucher par les larmes de son fils et qu’elle renonçât à une entreprise si bien conçue et si heureusement engagée? Vivaldi le comprit et quitta la marquise dans un état d’abattement voisin du désespoir.
Paolo rendit compte à son maître de l’inutilité de ses tentatives pour retrouver les traces d’Elena, et le jeune homme passa le reste du jour dans une extrême agitation. Ne pouvant demeurer en place, il sortit le soir sans savoir où il porterait ses pas et se trouva bientôt au bord de la mer, sur le chemin de la villa Altieri. Quelques pêcheurs et quelques lazzaroni se tenaient sur la plage en attendant le retour des barques de Santa Lucia. Vivaldi, les bras croisés, son chapeau rabattu sur ses yeux, suivait les bords de la baie, écoutant le murmure des flots qui venaient se briser à ses pieds, sans presque avoir conscience de ce qu’il voyait, abîmé comme il l’était dans ses rêveries mélancoliques. Il se rappelait combien de fois, près d’Elena, il avait joui de ce même spectacle qui s’offrait alors à ses regards, et le contraste de ce souvenir avec sa situation présente le jeta dans toutes les angoisses du désespoir. Il s’accusait de son inaction, pourtant bien involontaire, et quoiqu’il ne sût dans quelle direction se hasarder pour chercher sa bien-aimée, il résolut de quitter Naples et de ne pas rentrer dans le palais de son père jusqu’à ce qu’il eût arraché Elena à ses ravisseurs. Il accosta des pêcheurs qui causaient ensemble et demanda si l’on voudrait bien lui louer un bateau pour longer la côte; car il supposait qu’Elena, enlevée de la villa Altieri, avait dû être conduite par eau à quelque couvent situé sur la baie.
– Je n’ai qu’un bateau, répondit un des pêcheurs, et il est retenu; mais mon camarade peut faire votre affaire. Eh! Carlo, cria-t-il, peux-tu prendre monsieur dans ton petit bateau?
Le camarade Carlo ne répondit pas: il pérorait à ce moment au milieu d’un groupe qui l’écoutait avec attention. Vivaldi, en s’approchant, fut frappé de sa véhémence.
– Je te répète, disait-il à l’un de ses auditeurs qui semblait sceptique, que je connais parfaitement la maison; j’y portais du poisson deux fois par semaine. C’étaient de braves gens et j’ai reçu d’eux quelques bons ducats. Mais, comme je vous le disais, quand je frappai à la porte, j’entendis de grands gémissements et je reconnus la voix de la femme de charge qui criait en appelant au secours. Mais je n’y pouvais rien, la porte était fermée. Et pendant que j’allais chercher le vieux Bartoli pour m’aider, voilà qu’un beau cavalier arrive, saute par la fenêtre et libère la vieille. J’ai vu ça de loin. C’est ainsi que j’ai su toute l’histoire.
– Quelle histoire? demanda Vivaldi en s’avançant. Et de qui parlez-vous?
– Eh! pardieu! voilà mon jeune homme! dit le pêcheur en le dévisageant. C’est bien vous que j’ai vu là, c’est vous qui avez délié Béatrice!
Vivaldi, voyant qu’il était question de l’aventure de la villa Altieri, interrogea vivement ces hommes sur la route qu’avaient prise les ravisseurs, mais il n’en put rien tirer de satisfaisant.
– Je ne m’étonnerais pas, dit un lazzarone, jusqu’alors étranger à la conversation, que le carrosse qui a passé à Bracelli dans la même matinée, et dont les stores étaient baissés malgré la chaleur, fut celui-là même qui emportait la jeune dame enlevée.
Ce trait de lumière ranima Vivaldi qui recueillit toutes les informations possibles sur cette voiture, sans rien apprendre de plus que ce qu’on venait de lui dire. Il résolut de se rendre à Bracelli, où sans doute le maître de poste lui fournirait de nouveaux renseignements. Dans ce dessein, il retourna à la maison de son père pour attendre le retour de Paolo qu’il voulait emmener avec lui. Débordant d’espoir, malgré les faibles chances de succès qui s’offraient à lui, il ne tarda pas plus longtemps à se mettre en campagne.
X
Quoique Schedoni méritât bien les traitements dont Vivaldi l’avait accablé, il n’était pas homme à les supporter impunément. Ce qui l’avait surtout blessé au cœur, c’étaient quelques traits relatifs à sa vie passée. C’était là ce qui l’avait forcé à quitter brusquement l’église. Et, à en juger par son effroi, il eût probablement cherché à ensevelir ce fatal secret dans la tombe avec Vivaldi, s’il n’eût redouté le ressentiment de la famille du jeune homme.
Depuis ce moment-là, il n’avait pas pris un instant de repos, à peine un peu de nourriture, et il s’était tenu constamment prosterné au pied du grand autel. Les personnes dévotes s’arrêtaient en le voyant et admiraient sa ferveur. Ceux des religieux qui le haïssaient pour son orgueil, ou qui l’enviaient pour sa réputation de sainteté, souriaient dédaigneusement et passaient outre. En apparence insensible à cette admiration et à ce dédain, Schedoni semblait oublier ce monde terrestre et s’élever d’avance à une vie meilleure. Les tourments de sa conscience et ses mortifications avaient fait de lui un spectre plutôt qu’un homme. Son visage était blême, ses traits décomposés, ses yeux caves et presque sans regard; et pourtant son air et son maintien attestaient encore une énergie extraordinaire et en quelque sorte surhumaine.