Il n’était pas encore remis du choc violent qu’il avait reçu, lorsqu’il fut mandé au palais Vivaldi par la marquise. Il s’empressa de s’y rendre, dans l’espoir de trouver là quelque moyen de se venger. Quand il entra, la marquise tressaillit, frappée de l’altération de son visage. Elle le fit asseoir, et l’instruisit de l’absence de Vivaldi qui, sans doute, avait découvert le lieu de la retraite d’Elena et les auteurs de son enlèvement.
Schedoni avait ses raisons pour ne pas penser comme elle; mais il lui annonça qu’il ne fallait plus attendre aucune soumission d’un jeune homme qui avait oublié tous les principes de la religion au point d’en insulter les ministres dans l’accomplissement même de leurs pieux devoirs. Alors il raconta la conduite de Vivaldi dans l’église de Spirito Santo, exagéra les circonstances qui lui étaient défavorables, en inventa d’autres, et fit du tout un tableau d’impiété monstrueuse. La marquise indignée s’en remit, sur la conduite à tenir, aux nouveaux conseils du confesseur, et celui-ci entrevit dès lors l’éclatante vengeance qu’il méditait. Quant au marquis, il demeura étranger aux complots de sa femme et du moine. L’amour paternel commençait à revivre dans son cœur et à combattre l’orgueil de la naissance. Aussi, l’absence prolongée de son fils lui causait-elle de vives inquiétudes.
Cependant, Vivaldi errait de ville en ville, recherchant partout les traces d’Elena. Les gens de la poste de Bracelli lui apprirent qu’un carrosse semblable à celui qu’il dépeignait avait changé de chevaux, tel jour, à telle heure, et pris la route de Morgagni. Vivaldi se rendit en hâte dans cette ville; mais là, il perdit la piste: le maître de poste ne se rappelait aucune circonstance qui pût le guider et le chemin, se divisant, allait alors dans plusieurs directions. Vivaldi n’avait plus qu’à en suivre une au hasard; mais comme il était probable qu’Elena avait été conduite dans quelque couvent, il résolut de faire des recherches aux environs de tous ceux qui se trouvaient sur sa route. Déjà il avait parcouru certains sites sauvages des Apennins, qui semblaient abandonnés aux bandits par les honnêtes gens. Même là cependant, au milieu de déserts inaccessibles, il avait trouvé quelques communautés religieuses, entourées de petits hameaux, sortes d’oasis perdues au milieu des montagnes et des forêts. Il en était à la septième journée de son voyage, lorsqu’il s’égara dans les bois de Ruggieri. Le jour tombait, et Vivaldi commençait à perdre courage; mais Paolo, toujours gai, vantant l’ombre et la fraîcheur des lois, lui représentait qu’après tout, s’ils étaient obligés de passer la nuit là, ils pourraient grimper sur un châtaignier et trouver entre ses branches un logement plus propre et plus sain qu’une chambre d’auberge. Tout à coup, ils entendirent dans le lointain un bruit d’instruments et de voix. Ne pouvant rien distinguer dans le crépuscule, ils s’acheminèrent du côté d’où venaient les sons et reconnurent bientôt des chants d’église.
– Nous sommes près d’un couvent, dit Paolo, c’est l’office du soir.
– Ne vois-tu pas, demanda Vivaldi, quelque bâtiment ou quelque pointe de clocher?
– Je ne vois rien, monsieur, et cependant nous approchons.
Les chants cessèrent à ce moment; mais des bruits d’un autre genre attirèrent les voyageurs vers une clairière où une troupe de moines pèlerins couchés sur le gazon causait et riait, pendant que chacun d’eux tirait des provisions de sa besace et les étendait devant lui. Celui qui paraissait être le supérieur, assis au milieu de ses compagnons, leur prodiguait plaisanteries et contes joyeux et recevait d’eux, en échange, quelque partie du contenu des sacs. C’était la gaieté d’une partie de plaisir plutôt que le recueillement d’un saint pèlerinage. Vivaldi s’avança alors et s’adressa au chef de cette troupe pour lui demander son chemin. Celui-ci, voyant un jeune homme bien vêtu, distingué, accompagné d’un domestique, l’invita à s’asseoir à sa droite et à partager le souper de la caravane. Vivaldi accepta l’invitation, et Paolo, après avoir attaché les chevaux à un arbre, s’occupa aussi de l’agréable soin de se réconforter. Pendant que son maître s’entretenait avec le chef, il captiva par sa gaieté et ses lazzi l’attention de toute la troupe, qui convint n’avoir jamais vu meilleur compagnon ni plus drôle. Et tous lui témoignèrent le désir de l’emmener avec eux visiter les chapelles d’un couvent de carmélites qui était le but de leur voyage. Quand Vivaldi entendit parler d’un monastère de religieuses éloigné seulement d’une demi-lieue, il décida d’accompagner les pèlerins; car il était possible, pensait-il, qu’Elena fût enfermée dans ce couvent. Il se mit donc en marche avec les pèlerins, après avoir donné son cheval au père directeur. Il était nuit close quand ils atteignirent le village où ils devaient se reposer. Avant d’y entrer, ils s’arrêtèrent pour se ranger en procession; et le supérieur, mettant pied à terre, entonna un cantique que toute la troupe reprit en chœur. Les paysans, attirés par cette musique bruyante, vinrent au-devant d’eux et les conduisirent à leurs chaumières où ils reçurent la plus respectueuse hospitalité. Vivaldi passa une nuit fort agitée, impatient de voir se lever le jour qui allait peut-être lui rendre son Elena. Pour se dérober au soupçon, il chargea Paolo de lui procurer un habit de pèlerin et, de grand matin, il se mit en route avec les autres.
Bientôt, le couvent, ses vieux murs et leurs créneaux se montrèrent à travers les arbres. Arrivé aux premières grilles, l’émotion de Vivaldi s’accrut à la vue du cloître silencieux et désert. Son capuchon baissé sur son visage, il s’avança avec ses compagnons vers l’église, édifice majestueux détaché du reste des bâtiments. Les sons de l’orgue, mêlés à des voix graves, s’élevaient le long des voûtes en une harmonie solennelle, comme on en entend aux grandes fêtes dans les églises de Sicile. Puis, tout à coup, la musique cessa pour faire place au glas d’une cloche, pareil à celui qui accompagne l’agonie des mourants; et dans le lointain des voix de femmes répondirent à ces sons lugubres par des chants pleins de mélancolie. Le jeune homme s’approcha du chœur dont le sol était jonché de fleurs et de branches de palmiers. Un tapis de velours noir recouvrait les marches de l’autel où se tenaient plusieurs prêtres, attendant en silence. Partout on voyait les apprêts d’une cérémonie, et l’assistance était muette et recueillie. Cependant les chants se rapprochaient de plus en plus, Vivaldi aperçut une longue file de religieuses qui s’avançaient en procession. À leur tête, il distingua l’abbesse, vêtue de ses habits de cérémonie, la crosse en main, marchant avec une dignité orgueilleuse qui n’était pas sans grâce. Après elle venaient, suivant leur rang d’ancienneté, les sœurs de la communauté, puis les novices portant des cierges et entourées d’autres religieuses, vêtues d’un habit différent. Vivaldi, le cœur palpitant, demanda à un moine, qui était près de lui, quelle cérémonie se préparait.
– C’est une procession, lui répondit-on. Vous n’ignorez pas que c’est dans ce bienheureux jour de la fête de Notre-Dame, patronne du couvent, que les jeunes filles qui veulent se consacrer à Dieu prononcent leurs vœux.