Miquel n'avala pas une bouchée. Carax, apparemment affamé, dévora pour deux. Les amis se dévisageaient à la lueur glauque du café, pris dans les sortilèges du passé. Ils s'étaient quittés adolescents et la vie les réunissait de nouveau, l'un fugitif, l'autre 533
Nuria Monfort : mémoire de revenants moribond. Chacun se demandait si, au jeu de la vie, les cartes les avaient trahis ou s'ils n'avaient pas su s'en servir.
– Je ne t'ai jamais dit merci pour tout ce que tu as fait pour moi, Miquel.
– Ne commence pas maintenant J'ai fait ce que je devais et ce que je voulais faire. Tu n'as pas à me remercier.
– Comment va Nuria ?
– Comme tu l'as laissée.
Carax baissa les yeux.
– Nous nous sommes mariés il y a quelques mois. Je ne sais si elle t'a écrit pour te l'annoncer.
Les lèvres de Carax se contractèrent, et il fit lentement signe que non.
– Tu n'as pas le droit de lui faire des reproches, Julián.
– Je sais. Je n'ai aucun droit, à rien.
– Pourquoi n'as-tu pas fait appel à nous, Julián ?
– Je ne voulais pas vous compromettre.
– Cela ne dépend plus de toi. Où étais-tu, tout ce temps ? Nous avons cru que la terre t'avait avalé.
– Presque. J'étais à la maison. La maison de mon père.
Miquel le regarda avec étonnement. Julián lui raconta comment, ne sachant où aller en débarquant à Barcelone, il s'était dirigé vers la maison où il avait grandi, en craignant de n'y trouver personne. La chapellerie était toujours là, ouverte, et un vieil homme chauve, le regard éteint, était seul derrière le comptoir. Il n'avait pas voulu entrer ni lui faire savoir qu'il était de retour, mais Antoni Fortuny avait levé les yeux vers l'étranger qui se tenait de l'autre côté de la vitrine. Leurs regards s'étaient rencontrés, et Julián, bien qu'il eût préféré partir en courant, était 534
L’ombre du vent
resté paralysé. Il avait vu des larmes se former sur le visage du chapelier, qui s'était traîné jusqu'à la porte pour sortir dans la rue. Sans prononcer un mot, Fortuny avait fait entrer son fils, baissé les grilles et, le monde extérieur ainsi banni, l'avait serré dans ses bras en pleurant.
Plus tard, le chapelier avait expliqué que, l'avant-veille, la police était venue poser des questions. Un certain Fumero, un homme affligé d'une réputation sinistre, dont on chuchotait qu'il avait été le mois précédent à la solde des tueurs du général Goded et qu'il était maintenant comme cul et chemise avec les anarchistes, lui avait dit que Julián allait revenir à Barcelone, qu'après avoir assassiné Jorge Aldaya de sang-froid à Paris il était recherché pour d'autres délits, dont le chapelier ne s'était pas donné la peine d'écouter l’énumération. Si, par un hasard à vrai dire improbable, l'enfant prodigue venait à se présenter chez le chapelier, Fumero était sûr que celui-ci aurait à cœur de remplir son devoir de citoyen et de l'en avertir. Fortuny avait répondu que, bien sûr, on pouvait compter sur lui. Dès que le sinistre cortège de la police avait quitté le magasin, le chapelier, outré qu'une vipère telle que Fumero puisse donner sa bassesse pour acquise, était parti pour la chapelle de la cathédrale où il avait jadis rencontré Sophie, et avait supplié le saint de diriger les pas de l'enfant prodigue vers sa maison avant qu'il ne soit trop tard. Effectivement, Julián était venu, et son père l'avait averti du danger qui planait sur lui.
– Je ne sais pas ce que tu veux faire à Barcelone, mon enfant, mais laisse-moi le faire à ta place et cache-toi dans la maison. Ta chambre est toujours telle que tu l'as laissée, et elle est à toi pour tout le temps où tu en auras besoin.
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Nuria Monfort : mémoire de revenants Julián lui avait avoué qu'il était rentré pour chercher Penélope. Le chapelier lui avait promis qu'il la trouverait et qu'une fois réunis il les aiderait à fuir ensemble dans un lieu sûr, loin de Fumero et du passé, loin de tout
Julián était resté cloîtré dans l'appartement du boulevard San Antonio, tandis que le chapelier parcourait la ville. Il passait ses journées dans son ancienne chambre, où, comme le lui avait dit son père, rien n'avait été changé, même si tout lui semblait maintenant plus petit, comme si les maisons, les objets, ou peut-être la vie elle-même, rétrécissaient avec le temps. Beaucoup de ses vieux cahiers étaient encore là, des crayons qu'il se rappelait avoir taillés la semaine précédant son départ pour Paris, des livres qui attendaient d'être lus, des vêtements bien repassés de jeune garçon dans les armoires. Le chapelier lui avait raconté que Sophie l'avait quitté peu de temps après sa fuite, qu'il n'avait pas reçue nouvelles pendant des années, mais qu'elle lui avait finalement écrit de Bogota où elle vivait avec un autre homme. Ils correspondaient régulièrement, « toujours en parlant de toi », parce que, confessa le chapelier, « tu es le seul lien entre nous ». En l'entendant prononcer ces mots, Julián s'était dit que le chapelier avait attendu d'avoir perdu sa femme pour l'aimer.
– On n'aime véritablement qu'une fois dans sa vie, Julián, même si on ne s'en rend pas compte à temps.
Le chapelier, qui semblait avoir entamé une course contre la montre pour conjurer toute une existence de malchance, ne doutait pas que Penélope était cet amour unique dans la vie de son fils et croyait, sans s'en rendre compte, que s'il l'aidait à la récupérer, lui-même récupérerait quelque chose de ce 536
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qu'il avait perdu, dans ce vide qui pesait sur tout son être avec l'acharnement d'une malédiction.
Malgré tous ses efforts et à son grand désespoir, Fortuny dut vite admettre qu'il ne subsistait aucune trace de Penélope ni de sa famille dans tout Barcelone. Cet homme d'humble origine, qui avait dû travailler toute sa vie pour se maintenir la tête hors de l'eau, avait toujours accordé à l'argent et à la caste le privilège de l'immortalité. Mais quinze années de ruine et de misère avaient suffi pour rayer de la face de la terre les palais, les industries et les vestiges d'une dynastie. A la mention du nom d'Aldaya, beaucoup reconnaissaient la musique du mot, mais presque personne ne se rappelait ce qu'il signifiait. Le jour où Miquel Moliner et Nuria Monfort s'étaient présentés au magasin, le chapelier avait été persuadé qu'ils étaient des agents de Fumero. Nul ne lui arracherait à nouveau son fils. Cette fois, Dieu tout-puissant, ce même Dieu qui toute sa vie avait ignoré ses prières, pouvait bien descendre en personne des cieux, il se chargerait lui-même, et avec joie, de lui arracher les yeux s'il osait encore éloigner Julián du naufrage de sa vie.
Le chapelier était l'homme que le marchand de fleurs se rappelait avoir vu rôder quelques jours plus tôt près de la villa de l'avenue du Tibidabo. Ce que le fleuriste avait interprété comme de la mauvaise humeur n'était que la fermeté d'esprit de ceux qui, mieux vaut tard que jamais, ont trouvé un but dans leur vie et le poursuivent avec la férocité que donne le temps gaspillé. Hélas, le Seigneur n'avait pas voulu écouter l'ultime prière de Fortuny, et celui-ci, désespéré, avait été incapable de trouver ce qu'il cherchait : le salut de son fils, de lui-même, sous les traits d'une jeune fille dont personne ne se souvenait et dont personne ne savait rien. Combien d'âmes 537