Nuria Monfort : mémoire de revenants perdues Te faut-il, Seigneur, pour satisfaire Ton appétit ? demandait le chapelier. Dieu, dans Son infini silence, le regardait et restait impavide.
– Je ne la trouve pas, Julián... Je te jure que...
– Ne vous désolez pas, père. C'est une chose que je dois accomplir moi-même. Vous m'aviez aidé autant que vous le pouviez.
Cette nuit-là, Julián était enfin sorti, à la recherche de Penélope.
Miquel écoutait le récit de son ami, ne sachant s'il s'agissait d'un miracle ou d'une malédiction. Il ne prêta pas attention au serveur qui s'était dirigé vers le téléphone, avait chuchoté en leur tournant le dos et surveillait l'entrée du coin de l'œil en nettoyant les verres, zèle suspect dans un établissement où la saleté s'épanouissait à son aise. Il ne lui vint pas à l'esprit que Fumero était passé, comme dans des dizaines d'autres, dans ce café à un jet de pierre de la villa Aldaya, et qu'il suffisait dès lors que Carax y mette le pied pour que l'appel ne soit qu'une question de secondes. Quand la voiture de police s'arrêta devant la porte et que le garçon disparut dans la cuisine, Miquel ressentit seulement le calme froid et serein de la fatalité. Carax lut dans son regard, et tous deux se retournèrent en même temps. Trois gabardines grises se dessinaient comme des spectres derrière les vitrines. Trois visages crachant de la buée sur les vitres. Aucun des trois hommes n'était Fumero. Les charognards le précédaient.
– Partons d'ici. Julien...
– Nous n'avons nulle part où aller, dit Carax, avec une sérénité qui amena son ami à l'observer avec attention.
538
L’ombre du vent
Il vit alors le revolver dans la main de Julián, dont les yeux exprimaient une froide résolution. Le carillon de la porte couvrit le murmure de la radio.
Miquel arracha le pistolet des mains de Carax et le regarda fixement.
– Donne-moi ton passeport, Julián.
Les trois policiers firent semblant de s'asseoir au bar. L'un d'eux les surveillait à la dérobée. Les deux autres tâtaient l'intérieur de leur gabardine.
– Ton passeport, Julián. Tout de suite.
Carax refusa en silence.
– Je n'ai plus qu'un mois à vivre, deux avec un peu de chance. L'un de nous doit sortir vivant d'ici, Julián. Tu as plus d'atouts que moi. Je ne sais pas si tu trouveras Penélope. Mais Nuria t'attend.
– Nuria est ta femme.
– Souviens-toi de notre pacte : quand je mourrai, tout ce qui est à moi sera à toi...
– ... sauf les rêves.
Ils se sourirent pour la dernière fois. Julián lui tendit son passeport. Miquel le mit avec l'exemplaire de L'Ombre du Vent qu'il portait dans son manteau depuis le jour où il l'avait reçu.
– A bientôt, murmura Julián.
– Ne te presse pas. J'attendrai.
Juste au moment où les trois policiers se tournaient vers eux, Miquel se leva et avança dans leur direction. Ils ne virent d'abord qu'un moribond pâle et tremblant qui leur souriait tandis que du sang filtrait aux commissures de ses lèvres minces, sans vie. Quand ils aperçurent le revolver, Miquel n'était plus qu'a trois mètres. L’un d'eux voulut crier, mais la première balle lui arracha la mâchoire inférieure. Le corps tomba, inerte, à genoux, aux pieds de Miquel.
Les deux agents avaient dégainé leurs armes. Le deuxième coup de feu traversa le ventre de celui qui 539
Nuria Monfort : mémoire de revenants semblait le plus vieux. La balle lui coupa la colonne vertébrale en deux et un paquet de viscères gicla sur le bar. Miquel n'eut pas temps de tirer une troisième fois. Le dernier policier lui avait déjà enfoncé le canon de son arme dans les côtes, à la hauteur du cœur, et il eut juste le temps de distinguer son regard que la panique rendait dément
– Ne bouge pas, ordure, ou je te jure que je te réduis en bouillie.
Miquel sourit et leva lentement son revolver vers le visage du policier. L'homme ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans et ses lèvres tremblaient
– Tu diras à Fumero, de la part de Carax, que je souviens de son petit costume marin.
Il ne sentit ni le choc, ni la douleur. L'impact, comme un coup de marteau sourd qui lui ôta le son et la couleur des choses, le propulsa contre la vitrine. En la traversant, il sentit qu'un froid intense lui montait dans la gorge et que la lumière s'en allait comme poussière au vent. Le dernier regard de Miquel Moliner fut pour son ami Carax qui se précipitait dans la rue. Il avait trente-six, et c'était plus qu'il n'avait espéré vivre. Avant même de s'écrouler sur le trottoir semé d'éclats de verre, il était mort.
9
Cette nuit-là, tandis que Julián disparaissait dans
l’obscurité,
un
fourgon
sans
plaques
d'immatriculation arriva à l'appel de l'homme qui 540
L’ombre du vent
avait tué Miquel. Je n'ai jamais su son nom et je crois qu'il n'a jamais su qui il avait assassiné. Comme toutes les guerres, personnelles ou collectives, celle-ci était un théâtre de marionnettes. Deux hommes chargèrent les corps et suggérèrent au gérant du café de tout oublier sous peine de connaître de graves problèmes. N'oublie jamais la faculté d'oublier qu'éveillent les guerres, Daniel. Le cadavre de Miquel fut abandonné dans une ruelle du Raval douze heures plus tard, pour que sa mort ne puisse pas être mise en relation avec celle des deux agents. Quand le corps arriva à la morgue, il était mort depuis deux jours.
Miquel avait laissé tous ses papiers à la maison avant de sortir. Tout ce que les fonctionnaires du dépôt trouvèrent fut un passeport au nom de Julián Carax, difficilement lisible, et un exemplaire de L’Ombre du vent. La police en conclut que le défunt était Carax.
Le passeport indiquait encore comme domicile l'appartement des Fortuny, boulevard San Antonio.
La nouvelle était alors parvenue aux oreilles de Fumero, qui se rendit au dépôt pour faire ses adieux à Julián. Il y trouva le chapelier, que la police était allé cueillir afin de procéder à l'identification du corps.
Fortuny n'avait pas eu de nouvelles de Julián depuis deux jours et s'attendait au pire. En découvrant le corps de celui qui, à peine une semaine plus tôt, avait sonné à sa porte et lui avait dit qu'il cherchait Julián (et qu'il avait pris pour un agent de Fumero), il poussa des hurlements et s'enfuit. La police considéra que cette réaction valait une reconnaissance en bonne et due forme. Fumero, témoin de la scène, s'approcha du corps et l'examina en silence. Quand il reconnut Miquel Moliner, il se borna à sourire, signa le rapport officiel qui confirmait que le corps était bien celui de Julián Carax et donna l'ordre de le transporter 541
Nuria Monfort : mémoire de revenants immédiatement dans une fosse commune de Montjuïc.
Longtemps je me suis demandé pourquoi Fumero avait agi ainsi. Mais c'était bien dans sa logique. En mourant sous l'identité de Julián, Miquel lui avait offert involontairement la couverture parfaite. A partir de cet instant, Julián Carax n'existait plus. Aucun document légal ne permettrait désormais de faire le lien entre Fumero et l'homme que, tôt ou tard, il espérait retrouver et tuer. On était en guerre, et peu de gens demanderaient des explications pour la mort d'un anonyme. Julián avait perdu son identité. Il était une ombre. Je passai deux jours chez moi à attendre Miquel ou Julián, me sentant devenir folle. Le troisième jour, un lundi, je retournai travailler à la maison d'édition. A l'hôpital depuis plusieurs semaines, M. Cabestany ne reviendrait plus. Son fils aîné, Álvaro, avait pris la direction de l'affaire. Je ne dis rien à personne. A qui aurais-je pu me confier ?