PENÉLOPE ALDAYA DAVID ALDAYA 1902-1919 1919
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L’ombre du vent
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Combien de fois, depuis, ai-je repensé à ce moment de silence, en essayant d'imaginer ce que Julián avait dû ressentir en découvrant que la femme qu'il avait attendue pendant dix-sept ans était morte, que leur enfant était parti aussi, que la vie qu'il avait rêvée, sa seule raison d'être, n'avait jamais existé ?
Presque tous, nous avons la chance ou le malheur de voir la vie s'effriter peu à peu, sans presque nous en rendre compte. Pour Julián, cette certitude s'imposa en quelques secondes. Un instant, je pensai qu'il allait se précipiter dans l'escalier, fuir ce lieu maudit et ne plus jamais y revenir. Peut-être cela eût-il mieux valu.
Je me rappelle que la flamme du briquet s'éteignit lentement et que la silhouette de Julián s'évanouit dans l'obscurité. Je le cherchai à tâtons. Je le trouvai tremblant, muet. Il pouvait à peine tenir debout et se traîna dans un coin. Je l'étreignis et l'embrassai sur le front. Il ne bougeait pas. Je passai les doigts sur son visage, mais aucune larme ne coulait. Je crus que peut-être, inconsciemment, il avait su cela pendant toutes ces années, que cette rencontre devait être nécessaire pour qu'il puisse affronter l'évidence et se libérer. Nous étions arrivés au bout du chemin. Julián allait enfin comprendre que rien ne le retenait plus à Barcelone, et nous partirions au loin. Je voulus croire que notre destin allait changer et Penélope nous avait pardonné.
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Nuria Monfort : mémoire de revenants Je cherchai le briquet par terre et le rallumai.
Julián contemplait le néant, indifférent à la flamme.
Je l’obligeai à me regarder et rencontrai des yeux vides, consumés par la rage et le désespoir. Je sentis le poison de la haine se répandre lentement dans ses veines, et je pus lire dans ses pensées. Il me haïssait de lui avoir senti. Il haïssait Miquel d'avoir voulu lui faire le cadeau d’une vie qui lui était aussi intolérable qu'une blessure ouverte. Mais surtout il haïssait l'homme qui avait causé cette catastrophe, cette traînée de mort et de malheurs : lui-même. Il haïssait ces cochonneries de livres auxquels il avait consacré sa vie et dont personne n'avait cure. Il haïssait une existence vouée à la tromperie et au mensonge. Il haïssait chaque seconde volée et tout ce qui lui avait permis de vivre.
Il me regardait, figé, comme on regarde un étranger ou un objet inconnu. Je faisais non de la tête, en cherchant ses mains. Soudain, il s'écarta et se redressa contre le mur. Je tentai de lui saisir le bras, mais il me repoussa contre le mur. Je le vis, muet, monter l'escalier : un homme que je ne connaissais plus. Julián Carax était mort. Quand je sortis dans le jardin, je n'aperçus pas trace de lui. J'escaladai le mur et sautai de l'autre côté. Les rues désolées ruisselaient de pluie. Je criai son nom, en marchant dans l'avenue déserte. Personne ne répondit à mon appel. Lorsque je rentrai à la maison, il était presque quatre heures du matin. L'appartement était noyé dans la fumée et sentait le brûlé. Julián y était passé. Je courus ouvrir les fenêtres. Je trouvai un étui sur ma table : il contenait le stylo que j'avais acheté des années auparavant à Paris, celui que j'avais payé une fortune sous le fallacieux prétexte qu'il avait appartenu à Alexandre Dumas ou à Victor Hugo. La fumée provenait du poêle. J'ouvris le foyer et vis que Julien 552
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avait brûlé tous les exemplaires de ses romans qu'il avait trouvés sur les rayonnages. On pouvait encore lire les titres sur les dos de cuir. Le reste n'était que cendres.
Des heures plus tard, quand j'arrivai à la maison d'édition, Álvaro Cabestany me convoqua dans son bureau. Son père ne venait plus, et les médecins avaient dit que ses jours étaient comptés, ce qui était aussi le cas pour mon emploi. Le fils de Cabestany m'apprit que, ce même matin à la première heure, un individu nommé Laín Coubert s’était présenté et avait expliqué qu'il souhaitait acquérir tous les exemplaires des romans de Julián Carax que nous avions en stock.
Le fils de l'éditeur avait répondu que nous en avions un entrepôt plein à Pueblo Nuevo, mais que la demande était très forte, et il avait donc demandé un prix supérieur à celui proposé par Coubert. Celui-ci n'avait pas mordu à l'hameçon et s'était éclipsé comme un courant d'air. Maintenant, Cabestany fils voulait que je trouve l'adresse de ce Coubert pour lui dire qu'il acceptait son offre. Je dis à cet imbécile que Laín Coubert n'existait pas, que c'était le personnage d'un roman de Carax. Qu'il n'avait nullement l'intention d'acheter les livres : il voulait seulement savoir où ils étaient, M. Cabestany avait l'habitude de garder un exemplaire de tous les livres publiés dans la bibliothèque de son bureau, et parmi eux les œuvres de Julián Carax. Je m'y glissai et les pris.
L’après-midi, j'allai voir mon père au Cimetière des Livret Oubliés et les cachai là où personne, et particulièrement Julián, ne pourrait les trouver les trouver. Quand j'en ressortais, la nuit était déjà tombée. En errant sur les Ramblas, j’arrivai à la Barceloneta et allai sur la plage, à la cherche de l’endroit où j'avais contemplé la mer avec Julián. Les flammes qui s'élevaient de l'entrepôt de Pueblo 553
Nuria Monfort : mémoire de revenants Nuevo étaient visibles au loin, la trainée orangée se répandait sur la mer, et les spirales de feu montaient dans le ciel comme des serpents de lumière. Lorsque les pompiers eurent réussi à éteindre les flammes, peu avant le lever du jour, il ne restait plus guère que le squelette de briques et de fer qui soutenait le toit.
Je trouvai là Lluís Carbó, qui avait été notre gardien de nuit pendant dix ans. Il regardait les décombres fumants, incrédule. Il avait les cils et les poils des bras brûlés et sa peau brillait comme du bronze humide. C'est lui qui me raconta que les flammes étaient apparues peu après minuit et avaient dévoré des dizaines de milliers de livres jusqu'à ce que l'aube se lève comme un fleuve de cendres. Lluís avait encore dans les mains une poignée de livres qu’il avait réussi à sauver, des recueils de vers de Verdaguer et deux tomes de l’Histoire de la Révolution française. C'était là tout ce qui avait survécu. Des membres du syndicat étaient accourus aider les pompiers. L'un d'eux me dit que ceux-ci avaient trouvé un corps brûlé dans les décombres. On l'avait cru mort, mais quelqu'un s'était aperçu qu'il respirait encore, et on l'avait transporté à l’hôpital de la Mer.
Je le reconnus à ses yeux. Le feu lui avait dévoré la peau, les mains et les cheveux. Les flammes lui avaient arraché les vêtements à coups de fouet, et son corps n’était qu’une blessure dont la chair à vif suppurait à travers les pansements. On l'avait isolé dans une chambre au fond d'un couloir, avec vue sur la plage, en le bourrant de morphine dans l'attente de sa mort. Je voulus lui prendre la main, mais une infirmière me prévint qu'il n'y avait presque plus de chair sous les bandages. Le feu avait fauché ses paupières, et son regard fixait le vide perpétuel.