L'infirmière qui me trouva écroulée sur le carrelage, 554
L’ombre du vent
en larmes, me demanda si je savais qui il était. Je lui dis que oui, que c'était mon mari. Quand un prêtre rapace fit son apparition pour prodiguer ses dernières bénédictions, je le fis détaler par mes hurlements.
Trois jours plus tard, Julián était toujours vivant. Les médecins parlèrent d'un miracle : la volonté de vivre le soutenait avec une force que la médecine était incapable d'égaler. Ils se trompaient. Ce n'était pas la volonté de vivre. C'était la haine. Au bout d'une semaine, voyant que ce corps imprégné de mort refusait de se rendre, on l'admit officiellement sous le nom de Miquel Moliner. Il devait rester onze mois à l'hôpital. Toujours silencieux, le regard ardent, sans répit.
J'allais tous les jours à l'hôpital. Très vite, les infirmières me tutoyèrent et m'invitèrent à manger avec elles dans leur salle. C'étaient toutes des femmes seules, fortes, qui attendaient le retour de leurs hommes partis au front. Certains revenaient, en effet.
Elles m'apprirent à nettoyer les blessures de Julián, changer les pansements, mettre des draps propres et faire le lit sans maltraiter le corps inerte qui gisait dessus. Elles m'apprirent aussi à perdre tout espoir de revoir l'homme que ce squelette avait jadis porté.
Le troisième mois, nous enlevâmes les bandes du visage. La mort s'y était installée. Il ne possédait plus ni lèvres ni joues. Une face sans traits, une momie carbonisée. Les orbites, élargies, dominaient son expressif. Les infirmières ne me l'avouaient pas, mais elles éprouvaient de la répugnance, presque de la peur. Les médecins m'avaient prévenue qu'une sorte de peau violacée, reptilienne, se formerait à mesure que les blessures se refermeraient. Personne n'osait commenter son état mental. Tous donnaient pour acquis que Julián – Miquel – avait perdu la raison dans l'incendie, qu'il végétait et survivait grâce aux 555
Nuria Monfort : mémoire de revenants soins obstinés de cette épouse qui restait ferme là où tant d'autres se seraient enfuies, épouvantées. Je le regardais dans les yeux, et je savais que Julián était toujours présent à l'intérieur, vivant, se consumant lentement. Attendant.
Il avait perdu ses lèvres, mais les médecins croyaient que les cordes vocales n'avaient pas subi de lésions irréparables et que les brûlures à la langue et au larynx guériraient au bout de quelques mois. Pour eux, Julián ne disait rien parce que son esprit s'était éteint. Un soir, six mois après l'incendie, alors que j'étais seule avec lui dans la chambre, je me penchai et l'embrassai sur le front.
– Je t'aime, dis-je.
Un son amer, rauque, émergea de ce rictus cruel à quoi s'était réduite sa bouche. Il avait les yeux rougis de larmes. Je voulus les lui essuyer avec un mouchoir, mais il répéta ce son.
– Laisse-moi, avait-il proféré.
« Laisse-moi. »
Les éditions Cabestany avaient sombré deux mois après l’incendie de l'entrepôt. Le vieux Cabestany, qui mourut dans l’année, avait prédit que son fils réussirait à ruiner la maison en six mois.
Optimiste jusque dans la tombe. J'essayai de trouver du travail chez d'autres éditeurs, mais la guerre dévorait tout. Ils me disaient qu'elle finirait bientôt et que la situation s'améliorerait, la guerre devait encore durer deux ans, et la suite a été presque pire. Un an après l'incendie, les médecins me dirent que tout ce qui pouvait être prodigué dans un hôpital l'avait été.
Les temps étaient difficiles, ils avaient besoin de la chambre. Ils me conseillèrent de faire admettre Julián dans une institution telle que l'asile de Santa Lucia, mais je refusai. En octobre 1937, je l'installai 556
L’ombre du vent
chez moi. Il n'avait pas prononcé un mot depuis ce
« Laisse-moi ».
Chaque jour, je lui répétais que je l'aimais. Il était assis dans un fauteuil face à la fenêtre, sous des épaisseurs de couvertures. Je le nourrissais de jus de fruits, de pain de mie grillé et, quand il y en avait, de lait. Je lui faisais deux heures de lecture par jour.
Balzac, Zola, Dickens... Son corps commençait à reprendre du volume. Peu après son retour à la maison, il put bouger les mains et les bras. Son cou redevenait mobile. Parfois, en rentrant, je trouvais les couvertures rejetées, des objets épars sur le sol. Une fois, je le découvris en train de ramper par terre. Un an et demi après l'incendie, par une nuit de tempête, je me réveillai à minuit. Quelqu'un était assis sur mon lit et me caressait les cheveux. Je lui souris, en dissimulant mes larmes. J'avais caché mes miroirs, mais il avait réussi à en trouver un. D'une voix cassée, il me dit qu'il avait été transformé en monstre : celui qui, dans ses romans, s'appelait Laín Coubert. Je voulus l'embrasser, lui montrer que son aspect ne me répugnait pas, mais il m'en empêcha. Bientôt, il ne me permit même plus de le toucher. Il reprenait des forces de jour en jour. Il tournait en rond dans la maison pendant que je faisais les courses. Les économies laissées par Miquel nous mettaient de survivre, mais je dus bientôt vendre mes bijoux et mes meubles anciens. Quand je fus au bout, je pris le stylo de Victor Hugo, décidée à en tirer le meilleur prix possible. Je trouvai derrière le Gouvernent Militaire une boutique qui faisait commerce d'objets de ce genre. Le gérant ne sembla pas impressionné quand je lui jurai que ce stylo avait appartenu au grand poète, mais reconnut qu'il s'agissait, d'une 557
Nuria Monfort : mémoire de revenants pièce exceptionnelle et m'en donna un bon prix, compte tenu des circonstances, en ces temps de pénurie et de misère.
Quand j'annonçai à Julián que je l’avais vendu, j'eus peur qu'il ne se mette en colère. Il se contenta de me répondre que j'avais bien fait, qu'il ne l'avait jamais mérité. Un jour où j'étais partie encore un fois à la recherche d'un travail, je ne le trouvai pas à mon retour. Il ne rentra qu’à l’aube. Quand je lui demandai où il était allé, il se borna à vider les poches de son imperméable (qui avait appartenu à Miquel) et à poser une poignée d'argent sur la table. Dès lors, il se mit à sortir tous les soirs. Dans l'obscurité, masqué par un chapeau et une écharpe, avec ses gants et sa gabardine, il n'était qu’une ombre parmi d'autres. Il ne me disait jamais où il allait. Il rapportait presque toujours de l’argent ou des bijoux. Il dormait le matin, assis dans son fauteuil, le corps et les yeux ouverts. Une fois, je trouvai un couteau dans sa poche. Un couteau à ressort avec une lame à double tranchant. La lame était maculée de taches sombres.
C'est alors que je commençai à entendre parler dans la rue d'un individu qui brisait les vitrines des librairies la nuit et brûlait des livres. Parfois, le vandale se glissait dans une bibliothèque ou dans le salon d’un collectionneur. Il emportait toujours deux ou trois volumes, qu’il réduisait en cendres. En février 1938, je demandai dans une librairie d'occasion s'il était possible de se procurer un livre de Julián Carax. Le libraire me dit que non : quelqu'un les avait tous fait disparaître. Lui-même en avait eu deux ou trois et les avait vendus à un personnage très étrange, qui cachait son visage et dont la voix était difficilement audible.