– Jusqu'à ces derniers temps, il en restait encore quelques exemplaires dans des bibliothèques privées, 558
L’ombre du vent
ici ou en France, mais beaucoup de collectionneurs préfèrent s'en défaire. Ils ont peur, disait-il, et je ne leur donne pas tort.
Il arrivait que Julián disparaisse des jours entiers. Bientôt ce furent des semaines. Il partait et revenait de nuit. Il rapportait toujours de l'argent. Il ne donnait jamais d'explications, ou alors se limitait à des détails insignifiants. Il me dit qu'il s'était rendu en France. Paris, Lyon, Nice. Parfois arrivaient au nom de Laín Coubert des lettres de là-bas. Elles étaient adressées par des libraires d'occasion, des collectionneurs.
Quelqu'un
avait
localisé
un
exemplaire égaré d'une œuvre de Julián Carax. Il disparaissait quelques jours et revenait comme un loup, empestant le brûlé et le dégoût.
Ce fut au cours d'une de ces absences que je rencontrai le chapelier Fortuny, errant comme un halluciné dans le cloître de la cathédrale. Il se souvenait encore de mon passage chez lui deux ans plus tôt, avec Miquel, à la recherche de son fils Julián.
Il m'entraîna dans un coin et me confia qu'il savait que Julián était vivant, quelque part, mais il supposait que son fils ne pouvait entrer en contact avec nous pour un motif quelconque qu'il n'arrivait pas à discerner. « Quelque chose en relation avec ce scélérat de Fumero. » Je lui dis que c'était aussi ma conviction. Les années de guerre étaient très fructueuses pour Fumero. Ses alliances changeaient tous les mois, des anarchistes aux communistes, et de ceux-ci à n'importe qui viendrait ensuite. Les uns et les autres le traitaient d'espion, de mercenaire, de héros, d'assassin, de conspirateur, d'intrigant, de sauveur ou de démiurge. Il s’en moquait. Tous le craignaient. Tous le voulaient dans leur camp.
Probablement trop occupé par les intrigues de Barcelone en état de guerre, Fumero semblait avoir 559
Nuria Monfort : mémoire de revenants oublié Julián. Il devait imaginer, comme le chapelier, qu'il avait pris la fuite et se trouvait hors de portée.
M. Fortuny me demanda si j'étais une amie longue date de son fils et je lui répondis par l'affirmative. Il me pria de lui parler de Julián, de l’homme qu’il était devenu, parce que lui, m'avoua-t-il avec tristesse, ne le connaissait pas. Il me raconta qu'il avait ratissé toutes les librairies de Barcelone à la recherche de romans de Julián, mais qu'il était impossible de les trouver. Quelqu'un lui avait rapporté qu'un fou courait le monde pour les prendre et les brûler. Fortuny était convaincu que le coupable n'était autre que Fumero. Je le laissai à son illusion.
Je mentis comme je pus, par pitié ou par dépit, je ne sais. Je lui dis que je croyais que Julien était retourné à Paris, qu'il allait bien, et ajoutai que j'étais sûre qu'il aimait beaucoup le chapelier et reviendrait chez lui dès que les circonstances le permettraient. « C'est cette guerre, gémissait-il, qui pourrit tout. » Avant de nous séparer, il insista pour me donner son adresse et celle de son épouse, Sophie, avec qui il avait repris contact après des années de « malentendus ». Sophie vivait maintenant à Bogota avec un prestigieux docteur, me dit-il. Elle dirigeait sa propre école de musique et écrivait toujours en s'enquérant de Julián.
– C'est le seul lien qui nous reste, vous comprenez. Le souvenir. On commet beaucoup d'erreurs dans sa vie, mademoiselle, et on ne s'en rend compte que devenu vieux. Dites-moi, avez-vous la foi ?
Je lui dis au revoir en lui promettant de le tenir informé, ainsi que Sophie, si je recevais des nouvelles de Julián.
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L’ombre du vent
– Rien ne donnerait autant de bonheur à sa mère que de savoir comment il va. Vous, les femmes, vous écoutez plus le cœur et moins la bêtise, conclut tristement le chapelier. C'est pour ça que vous vivez plus longtemps.
J'avais eu beau entendre quantité d'histoires scabreuses sur son compte, je ne pus me retenir d'éprouver de la compassion pour ce pauvre vieux qui n'avait plus rien à faire en ce monde qu'attendre le retour de son fils, et qui semblait vivre de l'espoir de rattraper le temps perdu par la grâce d'un miracle opéré par les saints qu'il allait prier avec une telle dévotion dans les chapelles de la cathédrale. J'avais imaginé un ogre, un être vil dévoré de rancœur, mais il me semblait un homme bon, borné peut-être, perdu comme tant d'autres. Est-ce parce qu'il me rappelait mon propre père, qui se cachait de tous et de lui-même dans son refuge de livres et d'ombres, ou parce que, sans nous le dire, nous étions unis par le même désir de récupérer Julián ? Je le pris en affection et devins son unique amie. A l'insu de Julián, j'allais souvent lui rendre visite dans son appartement du boulevard San Antonio. Le chapelier ne travaillait plus.
– Je n'ai plus la main, je n'ai plus les yeux, je n'ai plus les clients... disait-il.
Il m'attendait presque tous les jeudis et m'offrait du café, des biscuits et des gâteaux qu’il goûtait à peine. Il passait des heures à me parier de l'enfance de Julien, quand ils travaillaient ensemble à la chapellerie, en me montrant des photos. Il m'emmenait dans la chambre de Julián qu'il maintenait immaculée comme un musée, et y sortait de vieux cahiers, des objets insignifiants qu'il révérait comme des reliques d'une vie qui n'avait jamais existé, sans se rendre compte qu'il me les avait déjà 561
Nuria Monfort : mémoire de revenants fait admirer les fois précédentes, qu'il m'avait déjà raconté toutes ces histoires. Un jeudi comme les autres je croisai dans l'escalier un médecin qui sortait de chez M. Fortuny. Je lui demandai comment se portait le chapelier, et il me regarda d'un air soupçonneux.
– Vous êtes de la famille ?
Je lui répondis que j'étais la personne la plus proche du pauvre chapelier. Le médecin me dit alors que Fortuny était très malade, qu'il n'en avait puis que pour quelques mois.
– De quoi souffre-t-il ?
– Je pourrai vous dire que c'est du cœur, mais il meurt de solitude. Les souvenirs sont pires que balles.
Le chapelier se réjouit de me voir et m'avoua qu'il n'avait pas confiance en ce docteur. Les médecins sont des sorciers de pacotille, disait-il. Il avait été toute sa vie un homme de profondes convictions religieuses, et la vieillesse n'avait fait que les accentuer. Il voyait la main du démon partout. Le démon, soupira-t-il, égare la raison et perd les hommes.
–
Voyez
la
guerre.
Voyez
moi-même.
Aujourd’hui je suis vieux et gentil, mais dans ma jeunesse j'ai été très méchant et très lâche.
Il ajouta que c'était le diable qui lui avait pris Julián.
– Dieu nous donne la vie, mais c'est l'autre qui mène le monde...