Ne me laisse pas partir.
Nuria Monfort
478
1955
L’ombre du vent
1
Le jour se levait quand je terminai la lecture du manuscrit de Nuria Monfort C'était mon histoire.
Notre histoire. Dans les pas perdus de Carax, je reconnaissais
maintenant
les
miens,
déjà
irréversibles. Dévoré d'anxiété, je me levai et me mis à arpenter la chambre comme un animal en cage. Toutes mes réserves, mes méfiances et mes craintes étaient parties en cendres, insignifiantes, J'étais accablé de fatigue, de remords et de peur, mais je me savais incapable de rester là, de me cacher pour ne pas avoir à affronter les conséquences de mes actes. J'enfilai mon manteau, glissai le manuscrit plié dans la poche intérieure et dévalai l'escalier. Quand je franchis le porche, la neige avait commencé à tomber, et le ciel se répandait paresseusement en larmes de lumière qui disparaissaient sous mon haleine. Je courus vers la place de Catalogne déserte. Au milieu se dressait la silhouette solitaire d'un vieillard, ou peut-être d'un ange déserteur, couronné de cheveux blancs et engoncé dans un énorme manteau gris. Roi de l'aube, il levait en riant sa race vers le ciel et tentait en vain d'attraper des flocons dans ses gants. Quand 590
je passai prés de lui, il me sourit gravement comme si, d'un coup d'oeil, il pouvait lire dans mon âme. Il avait des yeux dorés, comme des pièces de monnaie magiques au fond d'une fontaine. Je crus l'entendre dire :
– Bonne chance.
Je tâchai de prendre ce vœu pour un heureux présage et pressai le pas en priant pour qu'il ne soit pas trop tard et que Bea, la Bea de mon histoire, soit toujours là à m'attendre.
Le froid me brûlait la gorge quand j'arrivai, hors d'haleine, devant l'immeuble des Aguilar. La neige commençait à geler. J'eus la bonne fortune de rencontrer, posté sous le porche, M. Saturno Molleda, concierge (selon ce que m'avait raconté Bea) poète surréaliste en secret. M. Saturno contemplait le spectacle de la neige, balai à la main, emmitouflé dans au moins trois écharpes et chaussé de bottes militaires.
– Ce sont les pellicules de la chevelure divine, dit-il, émerveillé, en saluant la neige d'une métaphore inédite.
– Je vais chez les Aguilar, annonçai-je.
– On sait bien que Dieu est avec ceux qui se lèvent tôt, mais là, jeune homme, vous y allez un peu fort.
– Il s'agit d'une affaire urgente. Ils m'attendent.
–
Ego
te
absolvo,
psalmodia-t-il
en
m'accordant sa bénédiction.
Tout en gravissant l'escalier au pas de course, je pesai mes chances sans trop me faire d'illusions.
Dans le meilleur des cas, ce serait une domestique qui m'ouvrirait, et j'étais prêt à franchir ce barrage sans hésitations. Dans le pire, et vu l'heure, ce serait le père de Bea. Je voulus me rassurer en me 591
L’ombre du vent
persuadant qu'il ne devait pas être armé dans l'intimité de son foyer, du moins pas avant le petit déjeuner. Je m'arrêtai quelques instants avant de frapper, pour reprendre mon souffle et tenter de rassembler quelques mots qui ne vinrent pas. Mais peu importait désormais. Avec force, je fis résonner trois fois le heurtoir. Quinze secondes plus tard, je répétai l'opération en ignorant les battements de mon cœur et la sueur froide qui me couvrait le front. Lorsque la porte s'ouvrit, j'avais encore la main sur le heurtoir.
– Qu'est-ce que tu veux ?
Les yeux de mon vieil ami Tomás me transpercèrent. Sans marquer de surprise. Froids et chargés de colère.
– Je viens voir Bea. Tu peux me casser la figure si tu veux mais je ne m'en irai pas avant de lui avoir parlé.
Tomás
m'observait,
impassible.
Je
me
demandai s'il allait me mettre en charpie sur l’heure et sans autres considérations. Je déglutis.
– Ma sœur n'est pas la.
– Tomás...
– Bea est partie.
La résignation et la douleur perçaient dans sa qui tentait de rester furieuse.
– Elle est partie ? Où ?
– J'espérais que tu le saurais.
– Moi ?
Ignorant les poings fermés et le visage menaçant de Tomás, je me glissai à l'intérieur de l'appartement et criai :
– Bea ! Bea ! C'est moi, Daniel...
Je m'arrêtai au milieu du couloir. Les murs recrachaient l'écho de ma voix avec le mépris des 592
espaces vides. Ni M. Aguilar, ni son épouse, ni un domestique n'apparurent en réponse à mes appels.
– Il n’y a personne. Je te l’ai, proféra Tomás mon dos. Maintenant, fous le camp et ne remets plus les pieds ici. Mon père a juré de te tuer, et ce n'est pas moi qui l'en empêcherai.
– Pour l'amour de Dieu. Tomás ! Dis-moi où est ta sœur.
Il me regardait comme quelqu'un qui ne sait s'il doit cracher ou passer son chemin.
– Bea s'est enfuie de la maison, Daniel. Depuis deux jours, mes parents la cherchent partout comme des fous et la police aussi.
– Mais...
– L'autre nuit, quand elle revenue de son rendez-vous avec toi, mon père l'attendait. Il lui a fendu les lèvres à force de gifles, mais ne t'inquiète pas, elle a refusé de donner ton nom. Tu ne la mérites pas,
– Tomás...
– Tais-toi. Le lendemain, mes parents l'ont emmenée chez le docteur.
—Pourquoi ? Bea est malade ?
– Malade de toi, imbécile. Ma sœur est enceinte.
– Ne me dis pas que tu l'ignorais.
Je sentis que mes lèvres tremblaient Un froid intense se répandit dans mon corps, la voix me manqua, mon regard vacilla. Je me traînai jusqu'à la porte d'entrée, mais Tomás m'attrapa et m'envoya valser contre le mur.
– Qu'est-ce que tu lui as fait ?
– Tomás, je...
L'impatience faisait battre ses paupières. Le premier coup me coupa le souffle. Je tombai à terre, 593
L’ombre du vent
genoux ployés. Une prise terrible me serra la gorge et me remit sur pied, cloué au mur.
– Qu'est-ce que tu lui as fait, salaud ?
Je tentai de me dégager, mais Tomás m'assomma d'un coup de poing dans la figure. Je basculai dam une obscurité interminable, la tête noyée dans des vagues de douleur. Je m'étalai sur les dalles du couloir et tentai de ramper, mais Tomás m'attrapa par le col de mon manteau et me traîna sans ménagements jusque sur le palier. Il me jeta dans l'escalier comme un déchet.
— S'il est arrivé quelque chose à Bea, je te jure que je te tuerai, dit-il, du seuil.
Je me mis à genoux. J'aurais voulu une seconde de répit, juste le temps de récupérer ma voix. La porte se referma en m'abandonnant à l'obscurité. Je fus assailli par un élancement dans l'oreille gauche si violent que j'y portai la main, fou de douleur. Je sentis le sang couler. Je me relevai comme je pus. Les muscles du ventre que le premier coup de Tomás avait défoncés se tordaient dans une agonie qui ne faisait que commencer. Je me laissai glisser dans l'escalier, au bas duquel M. Saturno hocha la tête en me voyant.
—Oh là !... Entrez un moment pour vous remettre. ..
Je refusai, en me tenant le ventre à deux mains. Le côté gauche de la tête m'élançait, comme si les os cherchaient à se détacher de la chair.