— Vous saignez, dit M. Saturno, inquiet.
– Ce n'est pas la première fois,
– Faites le malin, et vous n'aurez pas le loisir de saigner longtemps. Allons, entrez, et j'appelle un médecin. Je vous en prie !
Je réussis à gagner la rue et à me libérer de la bonne volonté du concierge. Il neigeait très fort et 594
des voiles de brume blanche tournoyaient sur les trottoirs, Le vent glacé s'insinuait sous mes vêtements et avivait ma plaie au visage. Je ne sais si j’ai pleuré de douleur, de rage ou de peur. La neige, indifférente, emporta mes lâches gémissements et je m'éloignai lentement dans l'aube poudreuse, ombre parmi les ombres se frayant leur chemin à travers les pellicules de Dieu.
2
Au moment où j'arrivais à proximité de la rue Balmes, je m'aperçus qu'une voiture me suivait le long du trottoir. Les douleurs dans la tête avaient laissé place à une sensation de vertige qui me faisait vaciller, et je dus m'appuyer aux murs. La voiture s'arrêta, et deux hommes en descendirent. Un sifflement strident s'était emparé de mes oreilles, si bien que je ne pus entendre le moteur ni les appels de ces deux silhouettes noires qui me soulevaient chacune d'un côté et m'entraînaient en hâte vers la voiture. Rendu impuissant par les nausées, je me laissai choir sur la banquette arrière. La lumière allait et venait en vagues aveuglantes. Je compris que la voiture démarrait. Des mains me palpaient le visage, la tête et les côtes. En rencontrant le manuscrit de Nuria Monfort caché à l'intérieur de mon manteau, une des formes me l'arracha. Je voulus l'en empêcher, mais mes bras étaient transformés en gélatine. L'autre forme se pencha sur moi. Je sus qu'elle me parlait, car elle me 595
L’ombre du vent
soufflait son haleine en pleine face. Je m'attendais à voir le visage triomphant de Fumero et à sentir le fil de son couteau sur ma gorge. Un regard croisa le mien et, juste avant de perdre conscience, je reconnus le sourire édenté et épuisé de Fermín Romero de Torres.
Je me réveillai trempé d'une sueur qui me brûlait la peau. Deux mains me soutenaient fermement par les épaules, en m'installant sur un lit que je crus entouré de cierges comme pour une veillée funèbre. Le visage de Fermín apparut à ma droite. Il souriait toujours mais, même dans mon délire, je pus percevoir son inquiétude. Près de lui, debout, je distinguai M. Federico Flaviá, l'horloger.
– On dirait qu'il revient à lui, Fermín, dit M.
Federico. Si je lui préparais un peu de bouillon pour l'aider à reprendre des forces ?
– Ça ne peut pas lui faire de mal. Et pendant que vous y êtes, vous pourriez me faire un petit sandwich avec ce qui vous tombera sous la main, vu que toutes ces émotions m'ont donné une faim de loup.
M. Federico se retira dignement pour nous laisser seuls.
– Où sommes-nous, Fermín ?
– En lieu sûr. Techniquement, nous nous trouvons dans un petit appartement de l’Ensanche, propriété d'une relation de M. Federico à qui nous devons la vie et plus encore. Les mauvaises langues le qualifieraient de garçonnière, mais pour nous c'est un sanctuaire.
Je tentai de me redresser. La douleur à l'oreille était devenue un battement lancinant.
– Est-ce que je vais rester sourd ?
– Sourd, je ne sais pas, mais pour un peu vous restiez à demi mongolien. Cet énergumène de M.
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Aguilar a bien failli vous réduire les méninges en bouillie.
– Ce n'est pas M. Aguilar qui m'a frappé. C’est Tomás.
– Tomás ? Votre ami l'inventeur ?
Je fis un signe affirmatif.
– Vous avez dû le provoquer.
– Bea s'est enfuie de chez elle... commençai-je.
Fermín fronça les sourcils.
– Continuez.
– Elle est enceinte.
Fermín m'observait, abasourdi. Pour une fois, son expression était sévère et impénétrable.
– Ne me regardez pas ainsi, Fermín, je vous en supplie.
– Que voulez-vous que je fasse ? Que je me mette à chanter ?
J'essayai de nouveau de me lever, mais la douleur et les mains de Fermín m'en empêchèrent.
– Il faut que je la retrouve, Fermín.
– Du calme. Vous n'êtes pas en état d'aller vous promener. Dites-moi où est la jeune personne, et j'irai la chercher.
– Je ne sais pas où elle est.
– Je vous serais reconnaissant d'être un peu plus précis.
M. Federico apparut à la porte avec un bol de bouillon
fumant.
Il
m'adressa
un
sourire
chaleureux.
– Comment te sens-tu, Daniel ?
– Beaucoup mieux, monsieur Federico, merci.
– Prends ces deux cachets.
Il échangea un bref regard avec Fermín qui acquiesça.
– C'est contre la douleur.
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L’ombre du vent
J’avalai les cachets avec le bouillon qui sentait le xérès. M. Federico, prodige de discrétion, quitta la chambre et referma la porte. C'est alors que je m'aperçus que Fermín serrait contre lui le manuscrit de Monfort. La pendule de la table de nuit sonnait une heure. De l'après-midi, supposai-je.
– Il neige toujours ?
– Neiger est un euphémisme. C'est un déluge de flocons.
– Vous l'avez lu ? demandai-je.
Fermín se borna à hocher la tête.
– Il faut que je trouve Bea avant qu'il ne soit trop tard. Je crois savoir où elle est.
Je m'assis sur le lit en repoussant les bras de Fermín. Je regardai autour de moi. Les murs ondulaient telles des algues au fond d'un bassin. Le plafond fuyait comme emporté par la bourrasque.
J'eus du mal à tenir debout. Fermín me remit au lit sans effort.
– Vous n'irez nulle part, Daniel.
– C'était quoi, ces cachets ?
– Le philtre de Morphée. Vous allez dormir comme une pierre.
– Non, c'est impossible...
Je continuai de balbutier jusqu'à ce que mes paupières succombent inexorablement, et le monde avec. Mon sommeil fut noir et vide, un tunnel. Le sommeil des coupables.
Le crépuscule tombait quand la dalle de cette léthargie commença de se désintégrer. J'ouvris les yeux sur une chambre obscure, veillé par deux bougies qui agonisaient sur la table de nuit. Fermín, affalé dans le fauteuil du coin, ronflait avec la fureur 598
d'un homme trois fois plus gros que lui. A ses pieds, pages éparpillées, gisait le manuscrit de Nuria Monfort. Dans ma tête, la douleur avait diminué pour devenir une palpitation lente et chaude. Je me glissai silencieusement de la pièce et me retrouvai dans un petit salon avec un balcon et une porte qui semblait donner sur l'escalier. Mon manteau et mes chaussures étaient posés sur une chaise. Une lumière pourpre pénétrait par la fenêtre mouchetée de reflets irisés. J'allai au balcon et constatai qu'il neigeait toujours. On pouvait apercevoir les toits de la moitié de Barcelone comme une mosaïque de blanc et de rouge. On distinguait au loin les tours de l'école industrielle qui perçaient la brume accrochée aux dernières lueurs du soleil. La vitre était couverte de givre. Je posai l'index sur le verre et écrivis :
Je vais chercher Bea. Ne me suivez pas. Je reviendrai bientôt.
La certitude s'était imposée dès le réveil, comme si un inconnu m'avait chuchoté la vérité pendant mon sommeil. Je sortis sur le palier et me précipitai dans l'escalier vers la porte de l'immeuble. La rue Urgel était un fleuve de sable luisant d'où émergeaient réverbères et arbres comme des mâts de neige solide. Le vent crachait les flocons par rafales. J'allai jusqu'à la station de métro Hospital Clínico et plongeai dans des souterrains de buée et de touffeur dégagées par des hordes de Barcelonais. Ils avaient tendance à confondre neige et miracle en commentant l'insolite accident