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– Toi, va-t'en. Ça ne te concerne pas. File.

J'hésitai un instant Carax me fît un signe affirmatif.

– Personne ne partira d'ici aboya Fumero.

Palacios, donnez-moi votre revolver.

Palacios resta silencieux.

—Palacios ! répéta Fumero, en tendant sa main ensanglantée pour saisir l'arme.

—Non, murmura Palacios, dents serrées.

608

Les yeux déments de Fumero se remplirent de mépris et de fureur. Il arracha l'arme et, d'une poussée, écarta Palacios. J'échangeai un regard avec ce dernier et sus ce qui allait se passer. Fumero leva lentement l’arme. Sa main tremblait et le revolver brillait, rouge de sang. Carax recula pas à pas vers l'ombre, mais il n'avait aucune échappatoire. Le canon du revolver le suivait. Les muscles de mon corps se crispèrent de rage. Le rictus de mort de Fumero, transporté par la folie et la haine, me réveilla comme une gifle. Palacios me regardait, en faisant non de la tête. Je l'ignorai. Carax s'était déjà résigné, immobile au milieu de la pièce, attendant la balle.

Fumero ne me vit pas. Il n'en eut pas le temps.

Pour lui, seuls existaient Carax et cette main sanglante qui étreignait le revolver. D'un bond, je me jetai sur lui. Je sentis que mes pieds quittaient le sol, mais ils ne reprirent pas contact avec lui. Le monde entier s'était figé dans l'air. Le fracas du coup de feu m'arriva de très loin, comme l'écho d'un orage. Je ne sentis pas de douleur. La balle me traversa les côtes. Aveuglé par le choc, j'eus l'impression qu'une barre de métal me propulsait dans le vide quelques mètres plus loin, puis me précipitait à terre. Je ne sentis pas la chute, mais il me sembla que les murs se rapprochaient et que le toit descendait à toute vitesse comme s'il voulait m'écraser.

Une main me souleva la nuque et j'aperçus le visage de Julián Carax penché sur moi. Dans ma vision, Carax apparaissait exactement tel que je l'avais imaginé, comme si les flammes ne lui avaient jamais dévoré la face. Je lus l'horreur dans son regard, sans comprendre. Je vis qu'il posait la main sur ma poitrine et me demandai ce qu'était le 609

L’ombre du vent

liquide fumant qui sourdait entre ses doigts. Ce fut alors qu'une brûlure terrible, comme un souffle embrasé, me dévora les entrailles. Un cri voulut s'échapper de mes lèvres, mais il s'éteignit, noyé dans le sang chaud. Je reconnus le visage de Palacios près de moi, décomposé par le remords. Je levai les yeux et, soudain, je la vis. En silence, Bea avançait lentement dans la bibliothèque, les traits ravagés par l’épouvante, ses mains tremblantes posées sur ses lèvres. Tout son corps semblait dire non. Je voulus la prévenir, mais un froid mordant me parcourait les bras et les jambes, s’ouvrant un chemin à coups de poignard.

Fumero était tapi derrière la porte. Bea ne s'était pas rendu compte de sa présence. Quand Carax se redressa d'un bond et que Bea se retourna, alertée, le revolver de l'inspecteur frôlait déjà son front. Palacios se précipita pour l'arrêter. Il arriva trop tard. Carax était déjà prés de Fumero.

J'entendis son cri, très loin, qui répétait le nom de Bea. La pièce fut illuminée par l'éclair du coup de feu. La balle traversa la main droite de Carax. Un instant plus tard, l'homme sans visage fondait sur Fumero. Je me penchai pour voir Bea courir vers moi, saine et sauve. Mon regard qui se voilait chercha Carax sans le trouver. Un autre visage avait pris sa place. C'était Laín Coubert, tel que j'avais appris à le craindre en lisant les pages d'un livre, bien des années auparavant. Cette fois, les griffes de Coubert se plantèrent dans les yeux de Fumero comme des crocs. Je pus encore voir les jambes de l'inspecteur bringuebaler sur le plancher vers la porte de la bibliothèque, son corps se débattre par saccades

pendant

que

Coubert

le

traînait

impitoyablement vers le perron, ses genoux rebondir sur les marches de marbre, sa figure 610

recevoir les crachats de la neige, l'homme sans visage le prendre par le cou pour le soulever comme un pantin et le jeter contre la fontaine gelée, la main de l'ange traverser sa poitrine et l’embrocher, et son âme maudite se répandre en une vapeur noire qui retombait en larmes de glace sur le miroir du bassin, tandis que ses paupières battaient dans les derniers sursauts de la mort et que ses yeux semblaient éclater comme des fleurs de givre.

Je m'effondrai alors, incapable de regarder une seconde de plus. L'obscurité se teinta de lumière blafarde et le visage de Bea s'éloigna dans un tunnel de neige. Je fermai les yeux et sentis les mains de Bea sur ma figure et le souffle de sa voix suppliant Dieu de ne pas m'emporter, murmurant qu'elle m'aimait et qu'elle ne me laisserait pas partir, non, qu'elle ne me laisserait pas. Je me souviens seulement que je quittai ce monde irréel de lumière et de froid, qu'une étrange paix m'envahit et fit disparaître la douleur et le feu qui me dévoraient lentement les entrailles. Je me vis marcher dans les rues de cette Barcelone magique, tenant la main de Bea, tous les deux déjà vieux. Je vis mon père et Nuria Monfort déposer des roses blanches sur ma tombe. Je vis Fermín pleurer dans les bras de Bernarda, et mon vieil ami Tomás, devenu définitivement muet. Je les vis comme on voit des inconnus de la fenêtre d'un train qui passe trop vite.

C'est alors que, presque sans m'en rendre compte, je me rappelai le visage de ma mère que j'avais perdu depuis tant d'années, comme une coupure de presse égarée que l’on retrouve glissée entre les pages d'un livre. Sa lumière fut tout ce qui m'accompagna dans ma plongée.

27 novembre 1955

Post mortem

La chambre était blanche, tendue de voiles et de rideaux vaporeux où jouait un soleil éclatant. De ma fenêtre on voyait une mer bleue s'étendre à l'infini. Qu'importe si, plus tard, quelqu'un a essayé de me convaincra que non, que de la clinique Corachán on ne voit pas la mer, que ses chambres ne sont pas blanches ni éthérées, et que la mer de ce mois de novembre-là était une étendue de plomb froid et hostile, qu'il avait continué de neiger toute la semaine sans qu'apparaisse le soleil, que toute Barcelone était sous un mètre de neige et que même mon ami Fermín, l'éternel optimiste, avait cru que je mourrais de nouveau.

J'étais déjà mort une première fois, dans l’ambulance, entre les bras de Bea et du lieutenant Palacios, dont le costume de service fut gâché par mon sang. La balle, disaient les médecins qui parlaient de moi en croyant que je ne les entendais pas, avait ravagé deux côtes, frôlé le cœur, sectionné

une

artère

avant

de

ressortir

gaillardement par le côté en entraînant tout ce qu'elle trouvait sur son chemin. Mon cœur avait cessé de battre pendant soixante-quatre secondes.