– Allez, chef, faites-moi le plaisir de mettre ces vêtements, car nous ne doutons pas un instant de votre érudition, dis-je pour venir au secours de mon père.
Le regard de Fermín Romero de Torres débordait de gratitude. Il sortit de la baignoire, rayonnant. Mon père l'enveloppa dans une serviette. Le clochard riait aux anges de sentir le linge propre sur sa peau. Je l'aidai à Passer les vêtements deux fois trop grands. Mon père ôta sa ceinture et me la tendit pour que je l'ajuste sur le mendiant.
– Vous voilà beau comme une image, disait mon Père. N'est-ce pas, Daniel ?
– On le prendrait pour un acteur de cinéma.
– Taisez-vous donc, je ne suis plus ce que j'étais. J'ai perdu ma musculature herculéenne en prison, et depuis...
– Eh bien, moi, je trouve que vous avez l'allure de Charles Boyer, objecta mon père. Ce qui me fait penser que je voulais vous faire une proposition.
– Pour vous, monsieur Sempere, je suis prêt à tuer s'il le faut. Il suffit que vous me disiez un nom, et j'expédie le quidam sans douleur.
– Je ne vous en demande pas tant. Ce que je voulais vous proposer, c'est un emploi à la librairie. Il s'agit de rechercher des livres rares pour nos clients. C'est une sorte de travail d'archéologie littéraire, il faut connaître aussi bien les classiques que les techniques de base du marché noir. Je ne peux pas vous payer beaucoup pour le moment, mais vous mangerez à notre table et, si cela vous va, vous logerez chez nous jusqu'à ce que nous vous trouvions une bonne pension.
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Le clochard nous regarda tous les deux, muet.
– Qu'en dites-vous ? demanda mon père. Vous entrez dans l'équipe ?
Je crus que Fermín Romero de Torres allait dire quelque chose, mais au lieu de cela, il éclata en sanglots.
Avec sa première paye, Fermín Romero de Torres s'acheta un chapeau d'artiste, des chaussures pour la pluie, et décida de nous inviter, mon père et moi, à manger du filet de taureau que l'on servait tous les lundis dans un restaurant situé à deux rues de la Plaza Monumental. Mon père lui avait trouvé une chambre dans une pension de la rue Joaquin Costa où, grâce à l'amitié qui liait notre voisine Merceditas à la patronne, on put éviter d'avoir à remplir la fiche de police, et garder ainsi Fermín Romero de Torres à l'abri du flair de l'inspecteur Fumero et de ses acolytes. Parfois me revenait en mémoire l'image des terribles cicatrices dont son corps était couvert. J'avais envie de lui poser des questions, appréhendant peut-être que l'inspecteur Fumero n'y fut pas étranger, mais quelque chose dans le regard du pauvre homme suggérait qu'il valait mieux ne pas aborder ce sujet. Un jour ou l'autre, quand il jugerait le moment venu, il nous le dirait de lui-même. Tous les matins à sept heures tapantes, Fermín nous attendait devant la porte de la librairie, impeccable et le sourire aux lèvres, prêt à travailler douze heures ou plus sans faire de pause. Il s'était découvert une passion pour le chocolat et les gâteaux à la crème dits « bras de gitan », au moins égale à son enthousiasme pour les grands de la tragédie grecque, moyennant quoi il avait repris un peu de poids. Il se rasait avec un soin de dandy, se coiffait en arrière avec de la brillantine et se laissait pousser une petite moustache pour être à la mode. Un mois après avoir émergé de la baignoire, le clochard était méconnaissable.
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Mais le plus spectaculaire dans cette stupéfiante transformation de Fermín Romero de Torres était sa conduite sur le champ de bataille. Son instinct de détective, que j'avais attribué à des affabulations enfiévrées, était d'une précision chirurgicale. Entre ses mains, les commandes les plus insolites étaient satisfaites en quelques jours, voire quelques heures. Aucun titre ne lui était inconnu, et il n'y avait pas de ruse qu'il ne sût employer pour l'acquérir à bon prix. Grâce à son bagout, il se glissait dans les bibliothèques particulières des duchesses de l'avenue Pearson et des dilettantes du cercle hippique, toujours sous de fausses identités, et obtenait qu'on lui fasse cadeau des livres ou qu'on les lui vende pour quatre sous.
La métamorphose du clochard en citadin exemplaire semblait miraculeuse : une histoire du genre de celles que les curés se plaisaient à narrer pour illustrer l'infinie miséricorde du Seigneur, mais qui sont trop belles pour être vraies, comme les réclames de lotions pour faire repousser les cheveux affichées dans les tramways. Trois mois et demi après les débuts de Fermín à la librairie, je fus réveillé un dimanche à deux heures du matin par la sonnerie du téléphone. La patronne de la pension où il logeait nous appelait pour expliquer d'une voix entrecoupée que M. Fermín Romero del Torres s'était enfermé à clef dans sa chambre, qu'il criait comme un fou, cognait aux murs et jurait que si quelqu'un entrait, il se trancherait la gorge avec un tesson de bouteille.
– S'il vous plaît, n'appelez pas la police. Nous arrivons tout de suite.
Nous nous précipitâmes rue Joaquin Costa. La nuit était froide, le vent cinglant et le ciel de poix. Nous passâmes au galop devant la Maison de la Miséricorde et la Maison de la Pitié, sans nous soucier des regards et des murmures qui nous suivaient depuis les porches obscurs 114
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puant les ordures et le charbon. Nous arrivâmes au coin de la rue Ferlandina. La rue Joaquin Costa formait comme une brèche ouverte dans les alvéoles d'une ruche noire, s'enfonçant dans les ténèbres du Raval. Le fils aîné de la patronne nous attendait dans la rue.
– Vous avez appelé la police ? demanda mon père.
– Pas encore, répondit le fils. Nous grimpâmes les escaliers quatre à quatre. La pension était au deuxième étage, et l'escalier formait une spirale noire de crasse, à peine éclairée par la lueur ocre d'ampoules qui pendaient d'un fil dénudé. Mme Encarna, veuve d'un caporal de la Garde Civile et propriétaire de la pension, nous accueillit sur le seuil de l'appartement drapée dans un peignoir bleu ciel et la tête hérissée de bigoudis.
– Écoutez, monsieur Sempere, ici c'est une maison comme il faut. Ce ne sont pas les offres qui me manquent, et je n'ai aucune raison de tolérer ce genre de scandales, dit-elle en nous guidant le long d'un couloir obscur qui empestait le moisi et l'ammoniaque.
– Bien sûr, bien sûr, marmonnait mon père.
Venant du fond du couloir, les cris de Fermín Romero de Torres faisaient trembler les cloisons. Aux portes entrouvertes apparaissaient des visages hâves et affolés, marqués par des années de pension et de soupe claire.
– Retournez dans vos lits, bon Dieu, ce n'est pas un cirque, ici ! s'exclama Mme Encarna, furieuse.
Nous nous arrêtâmes devant la porte de la chambre de Fermín. Mon père frappa doucement.
– Fermín ? Vous êtes là ? C'est moi, Sempere.
Le hurlement qui traversa la porte me glaça le sang.
Même Mme Encarna perdit soudain sa superbe d'impératrice et porta les mains à son cœur, caché sous les plis abondants de son opulente poitrine.
Mon père appela encore une fois.
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– Fermín ? Allons, ouvrez-moi.
Fermín hurla derechef, en se jetant contre les murs et en criant des obscénités à s'en rompre les cordes vocales.