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Je restai d'abord interloqué, mais, en quelques secondes, je me retrouvai à sourire et acquiescer.

– Si je comprends bien, Tomás me connaît mieux que moi-même.

– Ne t'en étonne pas. Mon frère sait juger son monde, seulement il ne dit jamais rien. Mais le jour où il ouvrira la bouche, ça fera tomber les murs. Il t'apprécie énormément.

Je haussai les épaules en baissant les yeux.

– Il parle tout le temps de toi, de ton père, de la librairie, et de cet ami qui travaille avec vous et dont il dit que c'est un génie méconnu. On dirait parfois qu’il vous considère plus comme sa vraie famille que celle qu'il a à la maison.

Je croisai son regard, dur, ouvert, sans crainte.

Je ne sus que lui répondre et me bornai à sourire. Je me sentis acculé par sa sincérité et détournai les yeux vers la cour.

– Je ne savais pas que tu étais étudiante ici.

– C'est ma première année.

– En lettres ?

– Mon père trouve que les sciences ne sont pas faites pour le sexe faible.

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– C'est vrai. Il y a trop de chiffres.

– Ça m'est égal, parce que moi, ce que j'aime, c'est lire, et puis ici on rencontre des gens intéressants.

– Comme le professeur Velázquez ?

Bea eut un sourire en coin.

– J'ai beau n'être qu'en première année, j'en sais déjà assez pour les voir venir de loin, Daniel. Et surtout ceux dans son genre.

Je me demandai dans quel genre elle me classait, moi.

– Et puis le professeur Velázquez est un ami de mon père. Ils sont tous les deux au conseil de l'Association pour la protection et la promotion de l'opérette et de l'art lyrique espagnols.

Je fis mine d'être impressionné.

– Et comment va ton fiancé, l'aspirant Cascos Buendia ?

Son sourire s'effaça.

– Pablo vient en permission dans trois semaines.

– Tu dois être contente.

– Oui. C'est un garçon formidable, même si j'imagine ce que tu dois penser de lui.

J'en doute, me dis-je. Bea m'observait, vaguement tendue. J'allais changer de sujet, mais ma langue fut plus rapide.

– Tomás dit que vous allez vous marier et partir vivre à El Ferrol.

Elle acquiesça sans sourciller.

– Dès que Pablo aura terminé son service militaire,

– Tu dois être impatiente, dis-je en sentant le relent d'amertume de ma propre voix, une agressivité dont je ne savais d'où elle venait.

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– A vrai dire, ça m'est égal. Sa famille possède des propriétés là-bas, plusieurs chantiers navals, et Pablo va en diriger un. Il est très doué pour commander.

– Ça se voit.

Bea eut un sourire pincé.

– D'ailleurs, je n'ai plus rien à faire à Barcelone après tant d'années...

Je vis que son regard était las, triste.

– J'ai entendu dire qu'El Ferrol était une ville fascinante. Pleine de vie. Et les fruits de mer, il paraît qu'ils sont sublimes. Surtout les araignées.

Bea soupira en hochant la tête. Je crus qu'elle allait pleurer de rage, mais elle était trop fière. Elle rit tranquillement.

– Au bout de dix ans, tu n'as toujours pas perdu l'envie de m'insulter, n'est-ce pas, Daniel ? Eh bien vas-y, vide ton sac. C'est ma faute, j'ai cru que nous pourrions peut-être devenir amis, ou faire semblant de l'être, mais je suppose que je ne vaux pas mon frère, Pardonne-moi de t'avoir fait perdre ton temps.

Elle me tourna le dos et partit dans le couloir qui conduisait à la bibliothèque. Je la vis s'éloigner, marchant sur les carreaux noirs et blancs, son ombre fendant le rideau de lumière qui tombait des baies vitrées.

– Bea, attends.

Je me traitai de tous les noms et me lançai à sa poursuite. J’ m’arrêtai au milieu du couloir en l'attrapant par le bras. Elle me jeta un regard incendiaire.

– Excuse-moi. Mais tu te trompes. Ce n'est pas ta faute, c'est la mienne. C'est moi qui ne vous vaux pas, ton frère et toi. Et si je me suis montré désagréable, c'est parce que j'étais jaloux de cet imbécile que tu as pour fiancé, et que j'enrage à l'idée 147

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que quelqu'un comme toi puisse s'exiler à El Ferrol ou au Congo, juste pour le suivre.

– Daniel...

– Tu te trompes sur mon compte : nous pouvons vraiment être amis si tu me laisses ma chance. Et tu te trompes aussi sur Barcelone, parce que, même si tu crois que tu n'as plus rien à y faire, moi je te garantis que ce n'est pas vrai et que, si tu me laisses te guider, je te le prouverai.

Je vis son visage s'éclairer et une larme silencieuse glisser lentement sur sa joue.

– Tu as intérêt à être sincère, répondit-elle.

Sinon, je le dirai à mon frère et il t'arrachera la tête sans avoir besoin de tire-bouchon.

Je lui tendis la main.

– Ça ne serait que justice. Amis ?

Elle me donna la sienne.

– A quelle heure finissent les cours, le vendredi ? demandai-je.

Elle hésita un instant.

– A cinq heures.

– Je t'attendrai dans la cour à cinq heures précises. Et avant la tombée de la nuit, je te démontrerai que tu as encore des choses à découvrir à Barcelone et que tu ne peux pas t'en aller à El Ferrol avec cet idiot dont je ne puis croire que tu l'aimes, parce que, si tu fais ça, la ville te poursuivra et tu en mourras de chagrin.

– Tu parais très sûr de toi, Daniel.

Moi qui n'étais jamais sûr de rien, même de l'heure, j'acquiesçai avec la conviction de l'ignorant.

Je la regardai s'éloigner dans cette galerie infinie, jusqu'à ce que sa silhouette se fonde dans la pénombre, et je me demandai ce que je venais de faire.

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La chapellerie Fortuny, ou ce qui en restait, languissait au bas d'un étroit immeuble noirci par la suie, d'aspect misérable sur le boulevard San Antonio, tout près de la place Goya. On pouvait encore lire les lettres gravées sur les vitres encrassées, et une enseigne en forme de chapeau melon continuait de se balancer, accrochée à la façade, promettant des couvre-chefs sur mesure et les dernières nouveautés de Paris. La porte était bouclée par un cadenas qui semblait être là depuis au moins dix ans. Je collai mon front à la vitrine en essayant de percer les ténèbres.

– Si vous venez pour louer, vous arrivez trop tard dit une voix dans mon dos. L'administrateur est parti.

La femme qui m'adressait la parole devait avoir la soixantaine et portait l'uniforme national des veuves éplorées. Des bigoudis dépassaient d'un foulard rose qui lui couvrait les cheveux, et ses pantoufles ouatinées s'accordaient à des mi-bas couleur chair. Je compris tout de suite qu'il s'agissait de la concierge.

– Donc le magasin est à louer ?

– Vous ne veniez pas pour ça ?

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– En principe, non, mais on ne sait jamais, je serais peut-être intéressé.

La concierge fronça les sourcils, ne sachant si elle devait me classer dans la catégorie des fumistes ou m'accorder le bénéfice du doute. J'adoptai mon sourire le plus angélique.

– Ça fait longtemps que le magasin est fermé ?

– Au moins douze ans. Depuis la mort du vieux.

– M. Fortuny ? Vous l'avez connu ?

– Je tiens cet immeuble depuis quarante-huit ans, jeune homme.

– Dans ce cas, vous avez probablement aussi connu le fils de M. Fortuny.