Si vous me portez encore quelque sentiment, c’est le moment de le prouver. Je me réjouirai de vous voir à onze heures du matin sous la voûte de la juiverie.
Le billet m’était arrivé à neuf heures, apporté par un garçon à l’auberge de la rue des Teinturiers devant laquelle, assis sur un petit banc de pierre, j’attendais le retour du capitaine en regardant passer les gens. Il n’y avait pas de signature, mais le nom de la personne qui l’avait rédigé était aussi clair que les blessures profondes toujours présentes dans mon cœur et ma mémoire. Que vos seigneuries jugent des sentiments contraires qui m’agitaient depuis que j’avais reçu ce papier, et de l’angoisse délicieuse qui guidait mes pas. J’éviterai d’entrer dans le détail des affres de tout homme qui aime, cela ne me causerait que honte et au lecteur qu’ennui. Je me bornerai donc à dire que j’avais seize ans et que je n’avais jamais aimé de jeune fille ou de femme — et je n’ai plus jamais, depuis, aimé de la sorte — comme en ce temps j’aimais Angelica d’Alquézar.
Chose bien singulière, en vérité. Je savais que ce billet ne pouvait être qu’un nouvel épisode du jeu dangereux auquel Angelica se livrait avec moi depuis que nous nous étions rencontrés devant la taverne du Turc, à Madrid. Un jeu qui avait failli me coûter l’honneur et la vie, et qui devait me faire encore souvent, au long des ans, marcher au bord de l’abîme, sur le fil mortel du plus délicieux poignard qu’une beauté sut jamais inventer pour l’homme qui, durant toute sa vie de femme et jusqu’à l’heure même de sa mort précoce, devait être à la fois son amant et son ennemi. Mais, ce jour-là, cette heure était encore lointaine, et le fait est que j’étais là, à Séville, par cette douce matinée hivernale, avec toute la vigueur et l’audace de ma jeunesse, présent au rendez-vous de cette enfant — mais en était-ce vraiment une, me demandais-je — qui, trois ans plus tôt, lorsque je lui avais dit, à la fontaine de l’Acero : « Je mourrais pour vous », m’avait répondu, avec un sourire doux et énigmatique : « Tu mourras peut-être un jour. »
Le porche de la synagogue était désert. Laissant derrière moi la tour de l’église Majeure qui se découpait dans le ciel au-dessus du feuillage des orangers, j’y pénétrai plus avant, dépassai le coude pour arriver de l’autre côté, là où l’eau d’une fontaine chantait et où d’épaisses plantes grimpantes retombaient des créneaux des Alcazars. Je n’y vis personne non plus. Je me dis qu’il s’agissait peut-être d’une mauvaise plaisanterie, et je revins sur mes pas pour regagner la pénombre du passage. C’est alors que j’entendis un bruit dans mon dos ; je tournai la tête en portant la main à ma dague. Une des portes était ouverte, et un soldat de la garde allemande, gros et rougeaud, m’observait en silence. Puis il me fit un signe, et je m’approchai avec beaucoup de méfiance, craignant un mauvais coup. Mais l’Allemand ne paraissait pas hostile. Il m’examinait avec une curiosité blasée de soldat qui en a vu d’autres et, quand j’arrivai à sa hauteur, il me signifia, d’un geste, de lui remettre ma dague. Il arborait un sourire bonasse entre les énormes favoris blonds qui rejoignaient sa moustache. Après quoi, il dit quelque chose comme Komen Sie herein, dont je savais — pour avoir eu plus que mon content d’Allemands vivants et morts dans les Flandres — que cela voulait dire avancez, entrez, ou quelque chose de ce genre. Je n’avais pas le choix, de sorte que je lui remis ma dague et franchis la porte.
— Bonjour, soldat.
Ceux qui connaissent le portrait d’Angelica peint par Diego Velázquez peuvent facilement l’imaginer avec tout juste quelques années de moins. La nièce du secrétaire royal, menine de Sa Majesté la reine, avait alors quinze ans accomplis, et sa beauté était bien plus qu’une promesse. Elle avait beaucoup mûri depuis la dernière fois que je l’avais vue : son corsage aux lacets abondamment surfilés d’argent et de corail, assorti à l’ample robe de brocart qui tombait gracieusement du vertugadin autour de ses hanches, laissait deviner des formes qui n’étaient point là jadis. De longues boucles torsadées, d’un or comme jamais n’en vit l’Araucan dans ses mines, encadraient toujours les yeux bleus, rivalisant avec une peau d’une blancheur extrême qui me parut — et j’ai su plus tard que je ne me trompais pas — avoir la douceur de la soie.
— Il y a si longtemps.
Elle était si belle que la regarder me faisait mal. Dans la pièce à colonnes mauresques, ouverte sur un petit jardin des Alcazars royaux, le soleil blanchissait le contour de ses cheveux à contre-jour. Elle souriait comme elle avait toujours souri : mystérieuse et provocante, avec une pointe d’ironie, ou de méchanceté, sur sa bouche parfaite.
— Si longtemps, oui, réussis-je enfin à articuler.
L’Allemand s’était retiré dans le jardin, où passait la coiffe d’une duègne. Angelica alla s’asseoir sur une chaise en bois ouvragé et m’indiqua un tabouret en face d’elle. J’occupai le siège sans bien savoir ce que je faisais. Elle me regardait avec beaucoup d’attention, les mains croisées au creux de sa robe ; sous l’ourlet de la jupe dépassait un fin soulier de satin, et je pris soudain conscience de mon grossier pourpoint sans manches sur la chemise rapiécée, de mes chaussons en simple toile et de mes guêtres militaires. Par le sang du Christ, blasphémai-je en moi-même. J’imaginais mignons et godelureaux de bonne lignée et de bourse meilleure encore, richement vêtus, contant fleurette à Angelica dans les fêtes et les nuits de la Cour. Un frisson de jalousie me transperça l’âme.
— J’espère, dit-elle sur le ton le plus suave, que vous ne me gardez pas rancune.
Je me rappelai — et je n’avais pas beaucoup d’efforts à faire, s’agissant de pareille honte — les prisons de l’Inquisition à Tolède, l’autodafé de la Plaza Mayor, le rôle que la nièce de Luis d’Alquézar avait joué dans mes malheurs. Cette pensée eut la vertu de me ramener à la froideur dont j’avais tant besoin.
— Que voulez-vous de moi ? Questionnai-je.
Elle attendit plus longtemps que nécessaire pour me répondre. Elle me regardait intensément, le même sourire sur les lèvres. Elle semblait heureuse de ce qu’elle voyait.
— Je ne veux rien, dit-elle. J’étais curieuse de vous revoir… Je vous ai tout de suite reconnu.
Elle se tut un moment. Elle regardait mes mains, puis encore mon visage.
— Vous avez grandi, monsieur.
— Vous aussi.
Elle se mordit légèrement les lèvres, tout en acquiesçant très lentement de la tête. Les longues boucles frôlaient doucement la peau pâle de ses joues, et moi j’étais en adoration.
— Vous vous êtes battu dans les Flandres. Ce n’était ni une affirmation, ni une question. Elle semblait réfléchir à voix haute.
— Je crois que je vous aime, dit-elle soudain.
Je me levai violemment du tabouret. Angelica ne souriait plus. Toujours assise, elle me regardait, levant vers moi ses yeux bleus comme le ciel, comme la mer et comme la vie. Que le diable m’emporte si elle n’était pas belle à la folie.
— Mon Dieu, murmurai-je.
Je tremblais comme les feuilles d’un arbre. Elle demeura immobile et muette pendant un long moment. Puis elle eut un léger haussement d’épaules.
— Je veux que vous sachiez, dit-elle, que vous avez des amis gênants. Comme ce capitaine Batiste, ou Triste, ou quel que soit son nom… Des amis qui sont les ennemis des miens… Et je veux que vous sachiez que cela, peut-être, peut vous coûter la vie.