— C’est ce qui, déjà, a failli m’arriver.
— Et vous arrivera encore bientôt. Elle avait retrouvé le même sourire, pensif et énigmatique.
— Ce soir, dit-elle, les ducs de Medina Sidonia donnent une réception à Leurs Majestés… Au retour, mon carrosse fera halte un moment dans l’Alameda. Les fontaines et les jardins y sont splendides et le lieu délicieux pour la promenade.
Je fronçai les sourcils. C’était trop beau. Trop facile.
— L’heure, ce me semble, sera un peu tardive.
— Nous sommes à Séville. Les nuits ici sont clémentes.
L’ironie singulière de ses paroles ne m’échappa pas. Je regardai, du côté du patio, la duègne qui était toujours là. Angelica interpréta mon mouvement.
— Ce n’est pas celle qui me surveillait à la fontaine de l’Acero… Celle-là sait être aveugle et muette quand je le veux. Et j’ai pensé qu’il vous plairait peut-être de vous trouver ce soir, sur le coup de dix heures, dans l’Alameda, Iñigo Balboa.
Je restai stupéfait, essayant de bien saisir tout ce que cela impliquait.
— C’est un piège, décidai-je. Un guet-apens comme les autres fois.
— Peut-être.
Impénétrable, elle soutenait mon regard.
— Il dépend de votre courage que vous y veniez ou non.
— Le capitaine… dis-je, et je me tus aussitôt. Angelica m’observait avec une lucidité infernale. C’était comme si elle lisait dans mes pensées.
— Ce capitaine est votre ami. Sans doute souhaiterez-vous lui confier ce petit secret… Et nul ami ne vous laisserait prendre seul le risque d’un guet-apens.
Elle resta un bref instant silencieuse, le temps que je me pénètre bien de cette idée.
— On dit, ajouta-t-elle enfin, qu’il est, lui aussi, un homme courageux.
— Qui le dit ?
Elle ne répondit pas, se bornant à accentuer son sourire. Et j’achevai de comprendre tout ce qu’elle venait de me dire. La certitude se fit si aveuglante que l’évidence du défi qu’elle me lançait à la face me fit frissonner. La silhouette noire de Gualterio Malatesta s’interposa entre nous comme un sombre fantôme. Tout était clair et terrible en même temps : la vieille querelle ne concernait plus seulement Alatriste. J’avais atteint un âge suffisant pour assumer les conséquences de mes actes, je savais trop de choses, et j’étais pour nos ennemis un adversaire aussi gênant que le capitaine Alatriste lui-même. Instrument du piège, diaboliquement avisé du danger certain, d’une part je ne pouvais aller là où Angelica me le demandait, et d’autre part je me sentais tenu de m’y rendre. Ce « vous vous êtes battu dans les Flandres » qu’elle avait prononcé un moment plus tôt s’avérait maintenant d’une cruelle ironie. Mais, en dernière instance, le message était destiné au capitaine. Je ne devais pas le lui cacher. Et ce faisant, ou bien il allait m’interdire de me rendre cette nuit dans l’Alameda, ou bien il ne me laisserait pas y aller seul. Le défi nous concernait tous les deux, irrémédiablement. Tout conduisait à ce que je choisisse entre mon déshonneur et le danger certain. Et ma conscience se débattait comme un poisson pris dans un filet. Soudain, les paroles de Gualterio Malatesta me revinrent en mémoire, avec leur sinistre signification. L’honneur, avait-il dit, est dangereux à porter.
— Je veux savoir, dit Angelica, si vous êtes toujours prêt à mourir pour moi.
Je la contemplai, l’esprit plein de trouble, incapable d’articuler un mot. C’était comme si son regard se promenait en toute liberté à l’intérieur de moi.
— Si vous ne venez pas, ajouta-t-elle, je saurai qu’en dépit des Flandres vous êtes un couard… Dans le cas contraire, quoi qu’il advienne, je veux que vous vous rappeliez ce que je vous ai dit tout à l’heure.
J’entendis le froissement du brocart quand elle se leva. Elle était maintenant près de moi. Très près.
— Et qu’il se peut que je vous aime toujours. Elle regarda du côté du jardin, où se promenait la duègne. Puis elle se rapprocha encore un peu.
— Souvenez-vous-en jusqu’à la fin… quel qu’en soit le moment.
— Vous mentez, dis-je.
Il me semblait que mon sang s’était retiré d’un coup de mon cœur et de mes veines. Angelica continua de m’observer avec une attention renouvelée pendant un temps qui me parut éternel. Alors, elle fit un geste que je n’attendais ni n’espérais. Je veux dire qu’elle leva une main blanche, menue et parfaite, et posa ses doigts sur mes lèvres avec la douceur d’un baiser.
— Partez, dit-elle.
Elle fit demi-tour et sortit dans le jardin. Hors de moi, je fis quelques pas derrière elle, comme si j’avais l’intention de la suivre jusqu’aux appartements royaux, voire dans les salons mêmes de la reine. L’Allemand aux épais favoris me coupa le chemin en souriant pour m’indiquer la porte, tout en me restituant ma dague.
J’allai m’asseoir sur les marches de la Bourse, près de l’église Majeure, et je restai là un long moment, plongé dans de funèbres réflexions. Des sentiments contradictoires s’affrontaient en moi, et ma passion pour Angelica, ravivée par cette inquiétante entrevue, luttait avec la certitude de la trame sinistre qui nous enveloppait. Je me dis d’abord que j’allais me taire, m’éclipser le soir sous un prétexte quelconque, et me rendre au rendez-vous seul, assumant ainsi mon destin, sans autre compagnie que celle de ma dague de miséricorde et de l’épée de l’alguazil — une bonne lame, portant la marque de l’armurier Juanes, que j’avais cachée à l’auberge, enveloppée dans des vieux chiffons. Mais cela serait, dans tous les cas, un combat sans espoir. La forme sombre de Malatesta se dessinait dans mon imagination comme un noir présage. Face à lui, je n’avais aucune chance. Et cela, de plus, dans la perspective improbable où l’Italien viendrait seul au rendez-vous.
J’avais envie de pleurer de rage et d’impuissance. J’étais basque et hidalgo, fils du soldat Lope Balboa, mort dans les Flandres pour son roi et pour la vraie religion. Mon honneur et la vie de l’homme que je respectais le plus au monde étaient sur la balance. Ma propre vie aussi ; mais à ce moment de mon existence, éduqué depuis l’âge de douze ans dans l’âpre monde des gueux et de la guerre, j’avais trop souvent mis ma destinée à la merci d’un coup de dé, et je possédais le fatalisme de celui qui respire en sachant combien il est facile de cesser de le faire. Trop nombreux étaient ceux qui avaient quitté cette terre sous mes yeux, dans les blasphèmes, les pleurs, les prières et les silences, pour que mourir m’apparût comme quelque chose d’extraordinaire ou de terrible. En outre, je pensais qu’il y avait une autre vie au-delà de celle-ci, où Dieu, mon bon père et les vieux camarades m’attendaient pour me recevoir en m’ouvrant les bras. Dans tous les cas, autre vie ou pas, j’avais appris que la mort est l’événement qui finit toujours par avoir raison d’hommes tels que le capitaine Alatriste.
J’en étais là de mes réflexions, toujours assis sur les marches de la Bourse, quand je vis passer au loin le capitaine en compagnie du comptable Olmedilla. Ils suivaient la muraille des Alcazars, en direction de la chambre de commerce. Mon premier élan fut de courir à leur rencontre ; mais je me retins et me bornai à observer la mince silhouette de mon maître qui marchait en silence, le large bord de son chapeau rabattu sur la figure, l’épée se balançant sur son côté, près de l’agent du roi tout de deuil vêtu.
Je les vis disparaître à un coin de rue et demeurai où j’étais, immobile, les bras autour des genoux. Après tout, décidai-je, la question était simple. Cette nuit, il me fallait choisir entre me faire tuer seul ou me faire tuer avec le capitaine Alatriste.
Ce fut le comptable Olmedilla qui proposa de faire halte dans une taverne, et Diego Alatriste accepta, non sans en être surpris. C’était la première fois qu’Olmedilla se montrait loquace, ou sociable. Ils s’arrêtèrent dans la taverne du Six-Doigts, derrière les Corderies, et se reposèrent à une table près de la porte, sous l’auvent et la tente qui protégeaient du soleil. Alatriste ôta son chapeau et le posa sur un tabouret. Une servante leur servit un pichet de vin de Cazalla de la Sierra et un plat d’olives brunes, et Olmedilla but avec le capitaine. À vrai dire, il goûta à peine le vin, ne portant que brièvement le pot à ses lèvres, mais, auparavant, il regarda longuement l’homme qu’il avait près de lui. Il semblait avoir perdu un peu de sa mine renfrognée.