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Trois semaines s’écoulèrent avant ma deuxième incursion dans ses pensées. C’était un soir de juin accablant de chaleur et illuminé par l’éclat froid de la pleine lune qui filtrait entre les lattes de notre store baissé. Elle était assise à cheval sur moi – sa position favorite – et son corps pâle était auréolé d’un éclat blanc dans la pénombre irréelle. Je voyais sa silhouette longue qui me surplombait, son visage à moitié caché par ses cheveux pendants, ses yeux fermés, ses lèvres entrouvertes. Ses seins, vus d’en bas, paraissaient encore plus gros qu’ils ne l’étaient en réalité. Cléopâtre au clair de lune. Elle se dirigeait peu à peu vers l’extase à grands roulements saccadés, et sa beauté et l’étrangeté qui émanait d’elle m’impressionnaient tellement que je ne pus résister à la tentation de la regarder au moment culminant, de la regarder sur tous les niveaux, en abaissant la barrière que j’avais scrupuleusement dressée. Au moment où elle jouissait, mon esprit entrouvrit son âme d’un doigt curieux, et reçut toute l’intensité volcanique de son plaisir surgissant. Il n’y avait pas une seule pensée dirigée vers moi. Rien qu’une frénésie animale qui jaillissait de chaque nerf. J’ai vu cela chez d’autres femmes, avant et après Toni, au moment où elles jouissent : ce sont des îles solitaires dans le vide de l’espace, qui n’ont connaissance que de leur corps, et peut-être de cette tige rigide sur laquelle elles s’empalent. Le moment où le plaisir les emporte est un phénomène curieusement impersonnel, quel que soit le caractère titanique de l’impact. Il en était ainsi avec Toni. Je n’avais pas à m’en offusquer ; je savais à quoi je devais m’attendre, et je ne me sentais pas trompé ni rejeté. En fait, le contact de son âme en ce moment terrifiant servit à déclencher ma propre jouissance et à décupler son intensité. À ce moment-là, je perdis le contact avec elle. Les soulèvements de l’orgasme désintègrent le fragile lien télépathique. Après, je me sentis un peu mal à l’aise de l’avoir épiée, sans toutefois éprouver un sentiment de culpabilité exagéré. Quelle expérience magique, après tout, d’avoir pu me trouver de la sorte uni à elle en cet instant. D’avoir pu être témoin de sa joie, pas seulement sous forme de spasmes aveugles dans ses flancs, mais sous forme d’éclairs brillants parcourant le ciel noir de son âme. Un instant de beauté et d’émerveillement impossible à oublier. Mais à ne pas renouveler, non plus. Je résolus, une nouvelle fois, de garder notre liaison pure et honnête. De ne pas profiter de ma supériorité. De rester désormais pudiquement à l’écart de ses pensées.

En dépit de quoi je me retrouvai, quelques semaines plus tard, faisant irruption pour la troisième fois dans la conscience de Toni. Par accident. Un accident ignoble, abominable. Oh, la troisième fois !

Le désastre.

La catastrophe.

IX

Au début du printemps 1945, quand il avait dix ans, ses parents attentionnés lui offrirent une petite sœur. C’est exactement ainsi qu’ils lui annoncèrent la chose : sa mère, arborant son plus chaud sourire bidon, le cajolant, lui dit de sa plus belle voix c’est-comme-ça-qu’il-faut-parler-aux-enfants : « Papa et moi, nous avons une magnifique surprise pour toi, Duv. Nous allons t’offrir une petite sœur. »

Naturellement, cela n’avait rien d’une surprise. Cela faisait des mois, peut-être des années, qu’ils en discutaient entre eux, toujours en partant du principe fallacieux que leur fils, malin comme il l’était, ne comprenait pas de quoi ils parlaient. Ils le croyaient incapable de faire le rapprochement entre un fragment de conversation et un autre, incapable de mettre une image derrière leurs mots couverts. Et naturellement, il avait lu dans leur pensée. À cette époque-là, le pouvoir était net et distinct ; couché dans sa chambre, entouré de ses livres cornés et de ses albums de timbres, il pouvait sans effort se régler sur tout ce qui se passait dans la chambre à coucher, à douze mètres de là. C’était comme un programme de radio ininterrompu, sans annonces publicitaires. Il pouvait capter WJZ, WHN, WEAF, WOR et toutes les stations du cadran, mais celle qu’il écoutait le plus souvent était WPMS, Paul et Martha Selig. Ils ne possédaient pas de secret pour lui. Il n’éprouvait aucune honte à les espionner. Adulte avant l’heure, partageant leurs anxiétés privées, il avait l’occasion de méditer quotidiennement sur les hauts et les bas de la vie conjugale : les anxiétés financières, les paisibles moments d’amour indifférencié, les instants de haine envers l’autre coupablement refoulés, les joies et les déceptions copulatoires, les mystères des érections défaillantes et des orgasmes ratés, l’intense et terrifiante concentration sur la croissance et le développement adéquat de l’Enfant. Leur esprit déversait un torrent d’écume riche, et il absorbait tout. Capter leur âme était son jeu, sa religion, sa vengeance. Jamais ils ne soupçonnèrent ce qu’il faisait. C’était un point qu’il vérifiait constamment, en les sondant avec anxiété, et constamment il était rassuré : ils n’avaient pas idée que son pouvoir pût exister. Ils pensaient simplement qu’il était d’une intelligence anormale, et ne lui demandèrent jamais comment il faisait pour être au courant de tant de choses de manière si improbable. S’ils avaient soupçonné la vérité, ils l’auraient peut-être étouffé dans son berceau. Mais ils n’avaient pas le moindre soupçon. Il continua à les espionner, année après année, tranquillement, tandis que ses perceptions s’élargissaient et qu’il comprenait de mieux en mieux les matériaux qu’à leur insu ses parents lui offraient.

Il savait que le Dr. Hittner – complètement désorienté par le cas du jeune Selig – pensait que tout irait mieux pour tout le monde si David avait un germain. C’est le mot qu’il avait utilisé, germain, et David dut en chercher la signification dans la tête de Hittner comme si c’était un dictionnaire. Germain : un frère ou une sœur. L’hypocrite salaud ! La seule chose que David lui avait demandé de ne pas suggérer à ses parents. Mais pouvait-il s’attendre à autre chose ? La nécessité d’un germain se trouvait établie depuis le début dans la tête d’Hittner, où elle gisait comme une grenade. En sondant sa mère un soir, David avait trouvé le texte d’une lettre écrite par le psychiatre : L’enfant unique est un enfant émotionnellement frustré. En l’absence du contact naturel de ses germains, il n’a pas le moyen d’apprendre à se situer par rapport à des pairs et se voit rejeté dans un type de relations dangereuses envers ses parents dont il devient le compagnon au lieu d’être placé sous leur dépendance. La panacée d’Hittner : des tas de petits germains. Comme si les névrosés n’existaient pas dans les grandes familles.

David n’ignorait rien des tentatives frénétiques de ses parents pour se conformer aux recommandations du psychiatre. Il n’y avait pas de temps à perdre. Le petit grandit tous les jours, privé de germains et des moyens de se situer par rapport à des pairs. Chaque nuit, les pauvres corps usés de Paul et de Martha Selig se frottent au problème. Ils transpirent pour arriver à des prodiges de luxure, et chaque mois le verdict tombe dans un jaillissement de sang : il n’y aura pas encore de germain cette fois-ci. Mais finalement la semence prend racine. Ils ne lui disent rien, honteux peut-être d’avouer à un garçon de huit ans qu’il existe une telle chose dans leur vie que des rapports sexuels. Mais il le savait déjà. Il savait pourquoi le ventre de sa mère commençait à enfler, et pourquoi elle hésitait à en parler. Il savait également que la mystérieuse crise d’« appendicite » de juillet 1944 était en fait une fausse couche. Il savait la raison pour laquelle ils avaient tous les deux des têtes d’enterrement pendant les mois qui avaient suivi. Il savait que le médecin de Martha lui avait déclaré, cet automne-là, qu’il n’était pas sage de vouloir un bébé à trente-cinq ans, et que si elle insistait pour avoir un deuxième enfant la meilleure chose était d’avoir recours à l’adoption. Et la réponse traumatisée de son père lorsqu’elle lui avait fait part de cette suggestion : Hein ? Ramener à la maison un bâtard abandonné par n’importe quelle shiksa ? Le pauvre Paul en avait perdu le sommeil pendant des semaines, et il n’osait même pas avouer à sa femme ce qui le tracassait. Sans le savoir, cependant, il faisait profiter son fils de tous ses états d’âme. Ses insécurités. Ses irrationalités. Faut-il que j’élève n’importe quel morveux simplement parce qu’un psychiatre prétend que ça fera du bien à David ? Qui sait quelle ordure je vais ramener à la maison ? Comment aimer un enfant qui n’est pas à moi ? Comment lui apprendre à être un bon Juif alors qu’il a peut-être été fabriqué par un sale Irlandais, ou un cireur de bottes italien, ou un menuisier ? Tout cela, le petit David aux aguets le perçoit. Finalement, le papa Selig fait part de ses griefs, non sans avoir pratiqué quelques coupures prudentes, à sa tendre épouse en arguant que peut-être le Dr. Hittner se trompe, peut-être que c’est juste une période que David traverse, et qu’un autre enfant n’est pas du tout la réponse. Il faut considérer les dépenses que cela entraînerait, les changements que cela apporterait à leur manière de vivre – ils ne sont plus tout jeunes, ils ont leurs habitudes, un bébé a des exigences. Se réveiller à quatre heures du matin, les pleurs, les langes. Et David d’encourager silencieusement son père. Qui a besoin de cet intrus, ce germain, ce troubleur de paix ? Mais Martha contre-attaque, le visage baigné de larmes, citant la lettre de Hittner, lisant les passages clefs de son imposante bibliothèque sur la psychologie des enfants, avançant des statistiques sans réplique sur les proportions de névroses, inadaptation, homosexualité et pipi au lit chez les enfants uniques. Le vieux cède aux alentours de Noël. D’accord, d’accord, on va adopter un enfant, mais pas n’importe lequel, hein ? Je veux qu’il soit juif. Semaine après semaine on fait le tour des agences d’adoption en s’efforçant de faire croire à David que toutes ces excursions à Manhattan ne sont motivées que par d’innocentes emplettes. Mais il n’est pas dupe. Comment quiconque pourrait-il duper ce gosse omniscient ? Il n’a qu’à regarder derrière leur front pour voir ce qu’ils recherchent. Son seul espoir est qu’ils n’en trouvent pas. C’était encore l’époque de la guerre : si on ne trouvait pas de voitures neuves, peut-être qu’on ne trouvait pas d’enfants non plus. Pendant plusieurs semaines, ce fut effectivement le cas. Il y avait très peu de bébés disponibles, et ceux qui l’étaient avaient toujours un défaut grave : pas assez juifs, ou trop fragiles d’aspect, ou moches, ou du mauvais sexe. Il y avait quelques garçons, mais Paul et Martha s’étaient décidés pour une petite sœur. Déjà, ça limitait considérablement le choix car les gens ont tendance à abandonner les garçons davantage que les filles. Mais une nuit de mars où il neigeait, David décela une inquiétante nuance de satisfaction dans l’esprit de sa mère, qui venait de rentrer d’une nouvelle excursion à Manhattan. En la sondant d’un peu plus près, il constata que les recherches étaient terminées. Elle avait découvert une splendide petite fille de quatre mois. La mère, âgée de dix-neuf ans, n’était pas seulement garantie juive, c’était aussi une étudiante, décrite par l’agence comme étant d’une « grande intelligence ». Pas assez grande, visiblement, pour éviter de se faire fertiliser par un beau capitaine de l’U.S. Air Force, également juif, qui était rentré en permission en juillet 1944. Bien qu’éprouvant du remords pour son acte inconsidéré, il ne se sentait pas disposé à réparer en épousant la victime de sa concupiscence, et était reparti pour le Pacifique où, à en croire les parents de la fille, il méritait de se faire descendre en flammes dix fois. Ils l’avaient forcée à mettre l’enfant en adoption. David se demandait pourquoi Martha n’avait pas ramené le bébé avec elle le soir même, mais il s’aperçut bientôt que plusieurs semaines de formalités légales les attendaient encore. Ce n’est que lorsque avril fut bien avancé que sa mère lui annonça finalement : « Papa et moi, nous avons une magnifique surprise pour toi, Duv. »