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Un type énorme est penché sur moi. Épaules colossales, visage de chérubin. Il est profondément embarrassé. Il suit les cours de littérature comparée et il a besoin d’urgence d’un papier sur les romans de Kafka, qu’il n’a pas lus. (C’est la saison de rugby ; il joue demi d’ouverture, et il est très occupé.) Je lui indique les conditions, et il accepte avec empressement. Pendant qu’il est là devant moi, je le sonde discrètement pour prendre la mesure de son intelligence, son vocabulaire probable, son style. Il est plus intelligent qu’il ne le paraît. C’est le cas pour la plupart. Ils pourraient très bien faire leur travail eux-mêmes, si seulement ils en avaient le temps. Je prends des notes pour fixer l’impression rapide que j’ai de lui, et il s’en va content. Après ça, les affaires vont rondement. Il m’envoie un camarade de sa fraternité, qui m’envoie un copain, qui m’envoie un membre de sa fraternité à lui, différente. La chaîne s’allonge ainsi jusqu’au début de l’après-midi, où je m’aperçois que j’ai assez de boulot comme ça. Je sais combien je peux en prendre. Tout va bien. Je mangerai régulièrement pendant deux ou trois semaines sans avoir à mettre à contribution la générosité réticente de ma frangine. Judith sera contente de ne plus entendre parler de moi. À la maison, maintenant, pour faire mon travail de nègre. Je sais avoir juste le ton qu’il faut, je suis sérieux et convaincant et je varie mes styles. Je m’y connais en littérature, psychologie, anthropologie, philosophie, toutes les matières « légères ». Dieu merci, j’ai conservé mes devoirs du temps où j’étais étudiant. Même après vingt ans et des poussières, il y en a qui peuvent encore être utilisés. Je prends trois dollars et demi la page dactylographiée, quelquefois plus si mes sondages révèlent que mon client a de l’argent. B+ note minimum garantie, ou je n’accepte pas d’argent. Je n’ai jamais eu à rembourser personne.

II

Comme il avait sept ans et demi et qu’il causait du souci à son instituteur, le petit David fut envoyé au psychiatre de l’école, le Dr Hittner, pour être examiné. L’école était une boîte privée et onéreuse située dans une avenue bordée d’arbres d’un quartier tranquille de Brooklyn. Sa tendance était socialo-progressive, avec des relents pédagogiques plus ou moins réchauffés de marxisme-léninisme, de freudisme et de john-deweyisme. Quant au psychiatre, spécialiste des troubles des gosses de la bourgeoisie, il venait tous les mercredis après-midi pour scruter l’âme des enfants à problèmes. C’était maintenant le tour de David. Ses parents avaient donné leur consentement, bien sûr. Ils étaient profondément inquiets au sujet de son comportement. Tout le monde s’accordait à penser que c’était un enfant brillant : il était extraordinairement précoce, avec le niveau de compréhension-lecture d’un enfant de douze ans, et les adultes trouvaient son intelligence presque inquiétante. Mais il était insupportable en classe, insolent et indiscipliné. Le travail scolaire, élémentaire pour lui, l’ennuyait. Ses seuls amis étaient les inadaptés de sa classe, qu’il persécutait avec cruauté. La plupart des autres enfants le détestaient, et ses maîtres craignaient son caractère imprévisible. Un jour, il avait retourné un extincteur mural simplement pour voir s’il répandrait de la mousse comme le promettait la notice. Et il en répandit. Il amenait des couleuvres à l’école et les lâchait dans l’auditorium. Il imitait ses camarades, et même ses maîtres, avec une ressemblance frappante. « Le Dr. Hittner aimerait bavarder un peu avec toi », lui avait dit sa mère. « Il a entendu dire que tu étais un petit garçon un peu spécial, et il aimerait faire ta connaissance. » David ne voulut pas se laisser faire, et il fit un grand tapage autour du nom du psychiatre. « Hitler ? Hitler ? Je ne veux pas bavarder avec Hitler ! » C’était l’automne 1942, et le jeu de mots enfantin était inévitable, mais il s’y accrochait avec une obstination irritante. « Le Dr. Hitler veut me voir. Le Dr. Hitler veut faire ma connaissance. » Et sa mère lui disait : « Mais non, Duv ; c’est Hittner, Hittner avec un n. » Il y alla quand même. Il entra résolument dans le bureau du psychiatre, et quand le Dr. Hittner lui adressa un sourire bénin et lui dit : « Ah, salut, David », il lança en avant un bras rigide et cria : « Heil ! »

Le Dr. Hittner gloussa de rire. « Tu te trompes de bonhomme, mon garçon », dit-il. « Moi, c’est Hittner, avec un n. » Peut-être avait-il déjà entendu cette plaisanterie. C’était un homme énorme au profil chevalin, aux lèvres épaisses et au front haut et bombé. Ses yeux bleus mouillés clignaient derrière des verres non cerclés. Il avait la peau douce et rose, et il se dégageait de sa personne une odeur astringente mais non désagréable. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour avoir l’air sympathique et bon enfant, mais David ne pouvait s’empêcher d’éprouver l’impression que c’était juste une attitude factice. D’ailleurs, c’était quelque chose qu’il ressentait face à la plupart des adultes. Ils vous faisaient des tas de sourires, mais en dedans ils pensaient des trucs comme : L’horrible petit mouflet, sale morveux de gamin. Même sa mère et son père pensaient parfois des choses comme ça. Il ne comprenait jamais pourquoi les adultes disaient une chose avec leur visage et une autre avec leur pensée, mais il en avait pris l’habitude. C’était une chose qu’il en était venu à attendre et à accepter.

« Veux-tu que nous jouions à un petit jeu ? » lui demanda le Dr. Hittner.

De la poche du gilet de son complet en tweed, il sortit un petit globe en plastique suspendu au bout d’une chaîne en métal. Il le fit osciller sous les yeux de David, puis il tira d’un coup sec sur la chaîne et le globe se défit en huit ou neuf morceaux de couleurs différentes. « Regarde bien, maintenant, je vais le remettre en place », dit le Dr. Hittner. Et de ses doigts épais, il rassembla expertement le globe. Puis il tira de nouveau sur la chaîne, et tendit les morceaux à David. « À ton tour. Voyons si tu es capable de refaire la boule ? »

David se souvenait que le docteur avait commencé par prendre le morceau blanc en forme d’E pour insérer le morceau bleu en forme de D dans une de ses rainures. Puis il avait mis en place le morceau jaune, mais David ne se rappelait pas comment. Il resta un moment indécis, jusqu’à ce que le Dr. Hittner lui transmette complaisamment une image mentale de la position adéquate. Il fit les mouvements nécessaires, et le reste ne posa pas de problème. Une fois ou deux, il se trompa, mais il puisa chaque fois la réponse dans l’esprit du Dr. Hittner. Comment peut-il s’imaginer qu’il est en train de me tester, s’étonnait David, s’il me donne tout le temps des indications ? Que cherche-t-il à prouver ? Lorsque le globe fut reconstitué, David voulut le rendre. « Aimerais-tu le garder ? » lui demanda le Dr. Hittner.

« Je n’en ai pas besoin », fit David ; mais il le mit néanmoins dans sa poche.