– N'allez plus là-bas! dit-il d'une voix presque basse, suppliante; et il se leva brusquement de sa chaise.
– Comment? ce n'est que cela? s'écria Veltchaninov avec un sourire mauvais; tout de même, vous me faites marcher de surprise en surprise, aujourd'hui! continua-t-il d'une voix mordante; puis, brusquement, il changea d'attitude. – Écoutez-moi, dit-il avec une expression de tristesse et de sincérité profonde, j'estime que jamais, en aucun cas, je ne me suis ravalé comme je l'ai fait aujourd'hui, d'abord en consentant à vous accompagner, et puis en me comportant là-bas comme je l'ai fait… Tout cela a été si mesquin, si pitoyable… Je me suis sali, avili, en me laissant aller… en m'oubliant… Et puis quoi! – Il se ressaisit tout à coup. – Écoutez: vous m'avez pris aujourd'hui au dépourvu; j'étais surexcité, malade… Je n'ai vraiment pas à me justifier! Je ne retournerai plus là-bas, et, je vous assure, je n'ai rien qui m'y attire, conclut-il résolument.
– Vrai? bien vrai? cria Pavel Pavlovitch, transporté de joie.
Veltchaninov le regarda avec mépris et se mit à marcher par la chambre.
– Allons, vous paraissez bien résolu à faire votre bonheur à tout prix! ne put-il s'empêcher de dire à la fin.
– Oh! oui, dit Pavel Pavlovitch, doucement, avec un élan naïf.
«C'est un grotesque, songea Veltchaninov, et il n'est guère méchant qu'à force de bêtise; mais ce n'est pas mon affaire, et, de toute façon, je ne puis pas ne pas le haïr… et pourtant il ne le mérite même pas!»
– Voyez-vous, moi, je suis un «éternel mari»! fit Pavel Pavlovitch, avec un sourire soumis et résigné. Il y a longtemps que je connaissais votre expression, Alexis Ivanovitch; cela remonte à l'époque où nous avons vécu ensemble à T… J'ai retenu beaucoup de ces mots dont vous aimiez à vous servir au cours de cette année-là. L'autre fois, quand vous avez parlé ici d'«éternel mari», j'ai très bien compris.
Mavra entra, portant une bouteille de champagne et deux verres.
– Pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch! vous savez que je ne puis m'en passer. Ne vous fâchez pas si je me suis permis… Voyez-vous, je suis très au-dessous de vous, très indigne de vous.
– C'est bon! fit Veltchaninov avec dégoût; mais je vous assure que je me sens très souffrant.
– Oh! ce ne sera pas long… l'affaire d'une minute! répondit l'autre avec empressement, rien qu'un verre, un tout petit verre, parce que j'ai la gorge…
Il vida son verre d'un trait, gloutonnement, et se rassit; et il considéra Veltchaninov avec une sorte de tendresse. Mavra sortit.
– Quel dégoût! murmura Veltchaninov.
– Voyez-vous, c'est la faute de ses amies, reprit tout à coup avec feu Pavel Pavlovitch, tout à fait regaillardi.
– Comment? quoi? Ah oui! vous songez toujours à cette histoire…
– C'est la faute de ses amies! C'est encore si jeune! Cela ne songe qu'à faire des folies, pour s'amuser!… C'est même très gentil!… Plus tard, ce sera autre chose. Je serai à ses pieds, aux petits soins pour elle; elle se verra entourée de respect. Et puis, le monde… enfin, elle aura le temps de se transformer.
«Il faudrait pourtant lui rendre le bracelet!» songeait Veltchaninov tout préoccupé, en tâtant l’écrin au fond de sa poche.
– Vous disiez tout à l'heure que je suis résolu à faire encore une fois mon bonheur? Eh! oui, Alexis Ivanovitch, il faut absolument que je me marie, poursuivit Pavel Pavlovitch d'une voix communicative, un peu troublée; autrement, que voulez-vous que je devienne? Vous voyez bien vous-même!…- Et il montrait la bouteille du doigt. – Et ce n'est là que la moindre de mes… qualités. Je ne puis pas, absolument pas, vivre sans une femme, sans un attachement, sans une adoration. J'adorerai, et je serai sauvé.
«Mais pourquoi diable me faire part de tout cela?» faillit crier Veltchaninov, qui avait peine à ne pas éclater de rire; mais il se contint: c'eût été trop cruel.
– Mais enfin, s'écria-t-il, dites-moi pourquoi vous m'avez traîné là-bas de force. À quoi pouvais-je vous être bon?
– C'était pour faire une épreuve, fit Pavel Pavlovitch, tout gêné.
– Quelle épreuve?
– Pour éprouver l'effet… Voyez-vous, Alexis Ivanovitch, il n'y a guère qu'une semaine que je vais là-bas en qualité de… (il était de plus en plus ému). Hier je vous ai rencontré, et je me suis dit: «Je ne l'ai jamais vue dans une société d'étrangers, je veux dire, avec d'autres hommes que moi…» C'était une idée stupide, je le vois bien maintenant; c'était tout à fait superflu. Mais je l'ai voulu à tout prix. La faute en est à mon malheureux caractère…
Et en même temps il releva la tête et rougit.
«Serait-ce vrai, tout cela?» songea Veltchaninov, stupéfait.
– Eh bien, et alors? dit-il tout haut.
Pavel Pavlovitch sourit, d'un sourire doux et sournois.
– Tout cela, ce sont des enfantillages, c'est tout à fait gentil! Tout cela c'est la faute des amies!… Il faut que vous me pardonniez ma conduite stupide à votre égard durant toute cette journée. Cela n'arrivera plus, plus jamais.
– Moi non plus; cela ne m'arrivera plus… Je n'irai plus là-bas, dit Veltchaninov en souriant.
– C'est aussi mon désir.
Veltchaninov se pencha un peu.
– Mais enfin, je ne suis pas seul au monde, il y a d'autres hommes! fit-il vivement.
Pavel Pavlovitch rougit de nouveau.
– Vous me faites de la peine, Alexis Ivanovitch, et j'ai tant d'estime, tant de respect pour Nadéjda Fédoséievna…
– Pardonnez-moi, pardonnez-moi, je n'avais pas l'intention de rien insinuer… seulement je trouve un peu surprenant que vous ayez fait si grand cas de mes moyens de plaire… et… que vous vous soyez reposé sur moi, avec une si entière confiance…
– Si je l'ai fait, c'est parce que cela arrivait après tout ce qui était arrivé jadis.
– Alors, vous me considérez encore comme un homme d'honneur? dit Veltchaninov, en s'arrêtant court devant lui.
À un autre moment, il eût été terrifié qu'une question aussi naïve, aussi imprudente, lui eût échappé.
– Je n'ai jamais cessé de vous tenir pour tel, répondit Pavel Pavlovitch, en baissant le regard.
– Oui, sans doute, certainement… ce n'est pas cela que je voulais dire… je voulais vous demander si vous n'avez plus la moindre… la moindre prévention?
– Pas la moindre.
– Et quand vous êtes venu à Pétersbourg?
Veltchaninov ne put se retenir de lui poser cette question, bien qu'il sentît lui-même à quel point sa curiosité était prodigieuse.
– Lorsque je suis arrivé à Pétersbourg, je vous tenais pour l'homme le plus honorable du monde… J'ai toujours eu de l'estime pour vous, Alexis Ivanovitch.
Pavel Pavlovitch leva les yeux, et le regarda en face, franchement, sans le moindre trouble. Veltchaninov, tout à coup, eut peur: il ne voulait pour rien au monde qu'un éclat survint, et qu'il en fût la cause.
– Je vous ai aimé, Alexis Ivanovitch, dit Pavel Pavlovitch, comme si tout à coup il se décidait, oui, je vous ai aimé durant toute notre année de T… Vous n'y avez pas pris garde, continua-t-il d'une voix un peu tremblante, qui terrifia Veltchaninov, j'étais trop peu de chose, auprès de vous, pour que vous y prissiez garde. Et puis, peut-être cela valait-il mieux. Durant toutes ces neuf années, je me suis souvenu de vous, parce que je n'ai jamais eu dans ma vie une autre année comme celle-là. – Ses yeux brillaient étrangement. – J'ai retenu les expressions et les idées qui vous étaient familières. Je me suis toujours souvenu de vous comme d'un homme doué de bons sentiments, d’un homme cultivé, remarquablement cultivé, et plein d'intelligence. «Les grandes pensées viennent moins d'un grand esprit que d'un grand cœur»; c'est vous qui le disiez, et vous l'avez peut-être oublié, mais moi, je me le rappelle. Je vous ai toujours considéré comme un homme d'un très grand cœur et je l'ai cru… malgré tout…