– Qu'est-ce donc qui amuse si fort ce monsieur? Vous avez deviné juste, c'est une idée de Predposylov; et reconnaissez que c'est bien trouvé. De toute façon, notre absurde législation est tout à fait impuissante contre nous. Naturellement, je suis bien décidé à l'aimer toujours, et elle ne fait que rire de ces précautions; mais enfin, reconnaissez que tout cela est habilement et généreusement combiné, et que tout le monde n'en userait pas de la sorte.
– À mon avis, non seulement le procédé manque de noblesse, mais il est tout à fait vilain.
Le jeune homme haussa les épaules.
– Votre sentiment ne me surprend pas le moins du monde, fit-il après un silence; il y a longtemps que j'ai cessé de m'étonner de tout cela. Predposylov vous dirait tout net que votre inintelligence complète des choses les plus naturelles provient de ce que vos sentiments et vos idées ont été parfaitement pervertis par l'existence oisive et stupide que vous avez menée… Au reste, il est possible que nous ne nous comprenions pas même l'un l'autre: on m'a pourtant parlé de vous en fort bons termes… Mais vous avez passé la cinquantaine?
– Si vous le voulez bien, revenons à notre affaire.
– Excusez mon indiscrétion, et ne vous offensez pas; c'était sans la moindre intention. Je continue… Je ne suis pas du tout le futur millionnaire que vous vous êtes plu à imaginer… ce qui est une bien singulière idée!… Je suis ce que vous voyez, mais j'ai une confiance absolue dans mon avenir. Je ne serai en aucune façon un héros ni un bienfaiteur de l'humanité, mais j'assurerai l'existence de ma femme et la mienne… Pour être exact, je n'ai à l'heure présente pas un sou vaillant. J'ai été élevé par eux depuis mon enfance…
– Comment cela?
– Je suis le fils d'un parent éloigné de madame Zakhlébinine: quand je suis resté orphelin, à huit ans, ils m'ont pris chez eux et, plus tard, ils m'ont mis au lycée. Le père est un brave homme, je vous prie de le croire.
– Je le sais bien.
– Oui; seulement il vieillit, il retarde. D'ailleurs très brave homme. Il y a longtemps que je me suis affranchi de sa tutelle, pour gagner moi-même ma vie, et ne rien devoir qu'à moi.
– Depuis quand? demanda curieusement Veltchaninov.
– Il y aura bientôt quatre mois.
– Oh! à présent, tout devient clair: vous êtes des amis d'enfance!… Et avez-vous une place?
– Oui, une place provisoire, chez un notaire: vingt-cinq roubles par mois. Mais il faut vous dire que je ne gagnais pas même cela lorsque j'ai fait ma demande. J'étais alors au chemin de fer, où l'on me donnait dix roubles. Mais tout cela est provisoire.
– Alors, vous avez fait votre demande à la famille.
– Oui, dans toutes les formes, il y a longtemps, il y a bien trois semaines.
– Et qu'ont-ils dit?
– Le père a commencé par rire aux éclats, puis s'est fâché tout rouge. On a enfermé Nadéjda dans une chambre de l'entresol; mais elle n'a pas faibli, elle a été héroïque. Au reste, si je n'ai pas réussi auprès du père, c'est parce qu'il a une vieille dent contre moi: il ne me pardonne pas d'avoir quitté une place qu'il m'avait procurée dans ses bureaux, il y a quatre mois, avant mon entrée au chemin de fer. C'est un vieillard; il est très affaibli. Oh! je le répète, dans sa famille, il est simple et charmant; mais, dans son bureau, vous ne pouvez pas vous imaginer! Il siège là comme un Jupiter! Je lui ai donné à entendre très clairement que ses manières ne m'allaient pas; mais l'affaire qui a mis le feu aux poudres est arrivée par la faute de son sous-chef: ce monsieur s'est avisé d’aller se plaindre de ce que j'avais été grossier avec lui- et je m'étais borné à lui dire qu'il était arriéré. Je les ai envoyés promener, et maintenant je suis chez le notaire.
– Vous étiez bien payé dans les bureaux?
– Oh! j'étais surnuméraire!… C'est le vieux qui me donnait ce qui m'était nécessaire. Je le répète, c'est un brave homme… Mais voilà! nous ne sommes pas gens à céder… Certainement, vingt-cinq roubles, c'est loin d'être suffisant; mais je compte qu'avant peu on m'emploiera à mettre de l'ordre dans les affaires du comte Zavileiski: elles sont très embrouillées. Alors j'aurai trois mille roubles en commençant; c'est plus que ne gagne un homme d'affaires juré. On s'en occupe en ce moment même… Diable! quel coup de tonnerre! L'orage approche: c'est une chance que je sois arrivé avant qu'il éclate; je suis venu de là-bas à pied, j'ai couru presque tout le temps.
– Pardon, mais alors, si l'on ne vous reçoit plus dans la maison, comment avez-vous pu causer avec Nadéjda Fédoséievna?
– Eh mais! on peut causer par-dessus le mur!… Vous avez remarqué la petite rousse? dit-il en souriant. Eh bien! elle est tout à fait avec nous; et Maria Nikitichna aussi; c'est un vrai serpent que cette Maria Nikitichna… Qu'avez-vous donc à faire la grimace? Vous avez peur du tonnerre?
– Non, je suis souffrant, très souffrant…
Veltchaninov venait d'être pris d'une douleur subite dans la poitrine; il se leva et marcha par la chambre.
– En ce cas, je vous dérange… Ne vous gênez pas, je m'en vais tout de suite.
Et le jeune homme se leva de sa place.
– Vous ne me gênez pas le moins du monde, ce n'est rien, fit très doucement Veltchaninov.
– Ce n'est rien, comme dit Kobylnikov quand il a mal au ventre… Vous vous rappelez, dans Chtchédrine? Aimez-vous Chtchédrine?
– Sans doute!
– Moi aussi… Eh bien! Vassili… pardon! Pavel Pavlovitch, finissons-en! reprit-il en se tournant vers Pavel Pavlovitch, très aimablement, avec un sourire. – Pour que vous compreniez mieux, je vous pose encore une fois la question, très nettement: consentez-vous à renoncer demain, officiellement, en présence des parents et en ma présence, à toutes vos prétentions sur Nadéjda Fédoséievna?
– Je ne consens à rien du tout, fit Pavel Pavlovitch en se levant, avec impatience et colère; et je vous prie, encore une fois, de me laisser en paix… car tout cela n'est qu'un enfantillage et une sottise.
– Prenez garde! répondit le jeune homme avec un sourire arrogant, en le menaçant du doigt, – ne faites pas de faux calculs… Savez-vous où peut vous mener une erreur pareille dans vos calculs? Je vous préviens que dans neuf mois, quand vous aurez dépensé beaucoup d'argent, que vous vous serez donné beaucoup de mal, et que vous reviendrez, vous serez bien obligé à renoncer de vous-même à Nadéjda Fédoséievna; et si alors vous n'y renoncez pas, les choses tourneront mal pour vous… Voilà ce qui vous attend, si vous vous obstinez!… Je dois vous prévenir que vous jouez à présent le rôle du chien qui défend l'approche du foin – pardonnez, ce n'est qu'une comparaison: – ni soi-même, ni personne! Je vous le répète charitablement: réfléchissez, tâchez de réfléchir sérieusement au moins une fois dans votre vie.
– Je vous prie de me faire grâce de votre morale! cria Pavel Pavlovitch en fureur. Et quant à ce qui est de vos confidences compromettantes, dès demain je prendrai des mesures, et des mesures radicales!
– Mes confidences compromettantes? Qu'est-ce que vous entendez par là? c'est vous qui êtes un polisson, si de pareilles choses vous viennent en tête. Au reste, j'attendrai jusqu'à demain; mais si… Bon! encore le tonnerre!… Au revoir; je suis enchanté d'avoir fait votre connaissance, dit-il à Veltchaninov.
Et il se sauva, pressé de devancer l'orage et d'éviter la pluie.