Durtal n'écoutait plus. Mme Chantelouve connaissait le chanoine Docre! Ah çà, est-ce qu'elle aussi était une satanique! Mais non, elle n'avait nullement l'allure d'une possédée.
Décidément, cet astrologue est fêlé, se dit-il. – elle! -et il la revit, pensa que, le lendemain, elle s'abandonnerait sans doute. -ah! Ses yeux si bizarres, ses yeux en nues lourdes et qui crevaient en lueurs!
Elle revenait maintenant, le tenait tout entier comme avant qu'il ne fût monté dans la tour. " mais si je ne vous aimais pas, est-ce que je serais venue? " cette phrase qu'elle avait prononcée, il l'entendait encore, avec l'inflexion câline de la voix, avec la vision de la physionomie railleuse et douce!
– ah çà, tu rêves, toi! Dit Des Hermies qui lui frappa sur l'épaule; nous partons, car dix heures sonnent.
Une fois dans la rue, ils serrèrent la main de Gévingey qui demeurait de l'autre côté de l'eau et ils firent quelques pas.
– eh bien, et mon astrologue, t'a-t-il intéressé?
Demanda Des Hermies.
– il est un peu fou, n'est-ce pas?
– fou? Peuh!
– mais enfin toutes ces histoires sont invraisemblables!
– tout est invraisemblable, fit placidement des Hermies, en relevant le collet de son paletot.
– j'avoue, cependant, reprit-il, que Gévingey m'étonne, lorsqu'il assure avoir été visité par un succube. Sa bonne foi n'est pas douteuse, car je le connais vaniteux et doctoral mais exact. Je sais, parbleu bien, qu'à la salpêtrière, ce cas n'est ni oublié, ni rare. Des femmes atteintes d'hystéro-épilepsie voient des fantômes à côté d'elles, en plein jour, besognent avec eux lorsqu'elles sont en l'état cataleptique et couchent, chaque nuit aussi, avec des visions qui rappellent à s'y méprendre les êtres fluidiques de l'incubat; mais ces femmes-là sont des hystéro-épileptiques et Gévingey dont je suis le médecin ne l'est pas!
Puis à quoi peut-on croire et que peut-on prouver?
Les matérialistes se sont donné la peine de reviser les procès de la magie d'antan. Ils ont retrouvé dans la possession des Ursulines de Loudun, des religieuses de Poitiers, dans l'histoire même des miraculés de Saint-médard, les symptômes de la grande hystérie, ses contractures généralisées, ses résolutions musculaires, ses léthargies, enfin jusqu'au fameux arc de cercle.
Eh bien, qu'est-ce que cela démontre? Que ces démonomanes étaient hystéro-épileptiques? Mais à coup sûr; les observations du Dr Richet, fort savant en ces matières, sont concluantes; mais en quoi cela infirme-t-il la possession? De ce fait que nombre de malades de la Salpêtrière ne sont pas possédées tout en étant hystériques, s'ensuit-il que d'autres femmes atteintes de la même maladie qu'elles, ne le soient pas? Et puis, il faudrait démontrer aussi que toutes les démonopathes sont hystériques et cela est faux, car il est des femmes de sens rassis, de cervelle ferme, qui le sont, sans s'en douter d'ailleurs!
Et en admettant même que ce dernier point soit controuvé, il reste toujours à résoudre cette insoluble question: une femme est-elle possédée parce qu'elle est hystérique, ou est-elle hystérique parce qu'elle est possédée? L'Eglise seule peut répondre, la science pas.
Non, quand on y réfléchit, l'aplomb des positivistes déconcerte! Ils décrètent que le satanisme n'existe point; ils mettent tout sur le compte de la grande hystérie et ils ne savent même pas ce qu'est cet affreux mal et quelles en sont les causes! Oui, sans doute, Charcot détermine très bien les phases de l'accès, note les attitudes illogiques et passionnelles, les mouvements clowniques; il découvre les zones hystérogènes, peut, en maniant adroitement les ovaires, enrayer ou accélérer les crises, mais quant à les prévenir, quant à en connaître les sources et les motifs, quant à les guérir, c'est autre chose! Tout échoue sur cette maladie inexplicable, stupéfiante, qui comporte par conséquent les interprétations les plus diverses, sans qu'aucune d'elles puisse jamais être déclarée juste! Car il y a de l'âme là dedans, de l'âme en conflit avec le corps, de l'âme renversée dans de la folie de nerfs!
Tout ça, vois-tu, mon vieux, c'est la bouteille à l'encre; le mystère est partout et la raison bute dans les ténèbres, dès qu'elle veut se mettre en marche.
– peuh! Fit Durtal qui était arrivé devant sa porte. Puisque tout est soutenable et que rien n'est certain, va pour le succubat! Au fond c'est plus littéraire et plus propre!
CHAPITRE X
L a journée fut longue à tuer. éveillé, dès l'aube, songeant à Mme Chantelouve, il ne tint pas en place et il s'inventa des prétextes pour aller au loin. Il manquait de liqueurs imprévues, de petits gâteaux et de bonbons et il convenait de n'être pas ainsi démuni de tout en-cas, un jour de rendez-vous. Il s'en fut, par le chemin le plus long, jusqu'à l'avenue de l'Opéra pour acheter de fines essences de cédrat et de cet alkermès dont le goût évoque l'idée d'une confiserie pharmaceutique de l'Orient. Il s'agit, se dit-il, moins de régaler Hyacinthe que de lui faire déguster un élixir ignoré, qui l'étonne.
Il revint, chargé d'emplettes, sortit encore et, dans la rue, un immense ennui l'accabla.
Il finit par échouer, après une interminable promenade au ras des quais, dans une brasserie.
Il tomba sur une banquette et ouvrit un journal.
Il pensait à quoi, maintenant que, sans les lire, il regardait la série des faits divers? à rien, pas même à elle. A force d'avoir tourné dans tous les sens, toujours sur la même piste, son esprit était arrivé au point mort et restait inerte.
Durtal se trouvait seulement très fatigué, engourdi, comme après une nuit de voyage, dans un bain tiède.
Il faut que je rentre chez moi de bonne heure, se dit-il, lorsqu'il parvint à se reprendre, -car le père Rateau n'aura certainement pas fait, ainsi que je l'en ai prié, mon ménage à fond, -et je ne veux pourtant pas qu'aujourd'hui la poussière traîne sur tous les meubles.
Il est six heures; si je dînais vaguement dans un lieu à peu près sûr. Il se rappela un restaurant voisin où il avait autrefois mangé sans trop de craintes. Il y chipota un poisson de la dernière heure, une viande molle et froide, pêcha dans leur sauce des lentilles mortes, sans doute tuées par de l'insecticide; il savoura enfin d'anciens pruneaux dont le jus sentait le moisi, était tout à la fois aquatique et tombal.
De retour chez lui, il alluma d'abord le feu dans sa chambre à coucher et dans son cabinet; puis il inspecta les pièces.
Il ne s'était pas trompé; le concierge avait bousculé le ménage avec la même brutalité, la même hâte que de coutume. Pourtant, il avait essayé de nettoyer les vitres des cadres, car des traces de doigts marquaient les glaces.
Durtal essuya avec un linge mouillé ces empreintes, défit les plis en tuyaux d'orgue des tapis, tira ses rideaux, polit avec un torchon les bibelots qu'il mit en ordre; partout il constatait de la cendre écrasée de cigarette, de la poudre de tabac, des copeaux de crayons taillés, des plumes privées de becs et mangées de rouille. Il découvrait également des cocons de poils de chat, des brouillons déchirés, des morceaux de papier épars, lancés à coups de balai, dans tous les coins.
Il en venait à se demander comment il avait pu si longtemps tolérer des meubles obscurcis et glacés par les crasses-et à mesure qu'il époussetait, son indignation s'augmentait contre Rateau. -et ça! Fit-il, apercevant ses bougies devenues jaunes ainsi que des chandelles. Il les changea. -là, voyons, c'est mieux. -il organisa le désarroi convaincu de son bureau, espaça des cahiers de notes, des livres traversés par des coupe-papiers, posa un vieil in-folio ouvert sur une chaise. -le symbole du travail! Se dit-il, en riant. -puis il passa dans sa chambre à coucher, rafraîchit avec une éponge humide le marbre de la commode, lissa le couvre-pied du lit, remit droits les cadres de ses photographies et de ses gravures et il pénétra dans le cabinet de toilette. Là, il s'arrêta, découragé. C'était, sur une étagère de bambou, au-dessus de la tablette du lavabo, un tohu-bohu de fioles. Il empoigna résolument les flacons de parfums, débarbouilla les goulots et les bouchons à l'émeri, frotta les étiquettes avec de la gomme élastique et de la mie de pain, puis il savonna la cuvette, trempa les peignes et les brosses dans de l'eau saturée d'ammoniaque, fit manoeuvrer son vaporisateur et injecta la pièce de poudre de lilas de Perse, lava les toiles cirées du parquet et du mur, étrilla le petit cheval, essuya le dossier et les barreaux de la chaise basse. Pris d'une fringale de propreté, il raclait, émondait, récurait, imbibait, séchait à tour de bras. Il n'en voulait plus au concierge maintenant; il trouvait même qu'il ne lui avait plus laissé assez d'objets à fourbir, à rendre neufs.