– et vous ne teniez peut-être pas beaucoup, avouez-le, à ce que cette… première vînt?
Il rougit. -mais pourquoi?
Elle eut un geste vague. -j'ai envie de vous taquiner, reprit-elle, en s'asseyant, cette fois sur le fauteuil. Au reste, je ne sais vraiment pas pourquoi je me permets de vous poser des questions aussi indiscrètes.
Il s'était assis devant elle; il était enfin parvenu à poser la scène telle qu'il la voulait et il allait commencer l'attaque.
Il frôlait ses genoux avec les siens.
– vous savez bien que vous ne pouvez être indiscrète, que seule, ici, vous avez désormais des droits…
– non pas, je n'en ai aucun et n'en veux pas avoir!
– pourquoi?
– parce que… écoutez. -et sa voix s'affermit et devint grave. -écoutez, plus je réfléchis et plus je vous demande en grâce de ne pas ainsi détruire notre rêve. Et puis… voulez-vous que je sois franche, si franche que je vais vous paraître sans doute un monstre d'égoïsme, eh bien, personnellement, je ne voudrais pas gâter le bonheur… comment dirai-je, abouti, extrême… que me donne notre liaison. Je sens bien que cela devient confus et que je m'explique mal.
Enfin, tenez, je vous possède quand et comment il me plaît, de même que j'ai longtemps possédé Byron, Baudelaire, Gérard De Nerval, ceux que j'aime…
– vous dites?
– je dis que je n'ai qu'à les désirer, qu'à vous désirer vous, maintenant, avant de m'endormir…
– et?
– et vous seriez inférieur à ma chimère, au Durtal que j'adore et dont les caresses rendent mes nuits folles!
Il la regarda stupéfié. Elle avait ses yeux dolents et troubles; elle semblait même ne plus le voir et parler dans le vide. Il hésita, aperçut en un éclair de pensée, ces scènes de l'incubat dont Gévingey parlait; nous débrouillerons cela plus tard, se dit-il; -en attendant… -il lui tira doucement les bras, se haussa vers elle et brusquement il lui baisa la bouche.
Elle eut un sursaut électrique, fut debout. Il l'étreignit, l'embrassa furieusement; alors, avec des gémissements très doux, avec une sorte de roucoulement de gorge, elle renversa sa tête et étreignit sa jambe entre les siennes.
Il eut un cri de rage-car il sentait bouger ses hanches. -il comprenait, ou croyait, cette fois, comprendre! Elle voulait une volupté d'avare, une espèce de péché solitaire, de joie muette…
il la repoussa. Elle resta, toute pâle, suffoquant, les yeux fermés, les mains tendues en avant, comme celles d'un enfant qui s'épeure… -puis la colère de Durtal s'évanouit, car il hennissait; -et marchant sur elle, il la reprit; -mais elle se débattit, criant: non, je vous en supplie, laissez-moi!
Il la tenait, à plein corps, écrasée contre lui et il essayait de lui faire plier les reins.
– oh! Je vous en supplie, laissez-moi partir!
Elle eut un accent si désespéré qu'il la lâcha.
Puis, il se demanda s'il n'allait pas la jeter brutalement sur le tapis et tenter de la violer.
Mais ses yeux égarés l'effrayèrent.
Elle haletait, les bras tombés, appuyée, toute blanche, contre sa bibliothèque.
– ah! Fit-il, en marchant dans la pièce et en bousculant les meubles. Ah! Il faut vraiment que je vous aime pour que, malgré vos supplications et vos refus…
elle joignit les mains pour l'écarter.
– ah çà, reprit-il, exaspéré, en quoi donc êtes-vous faite?
Elle s'éveilla et, froissée, lui dit: -monsieur, je souffre assez, épargnez-moi. -et pêle-mêle, elle parla de son mari, de son confesseur, devint incohérente et il eut peur; elle se tut, puis, d'une voix chantante, elle reprit:
– dites vous viendrez, demain soir, chez moi?
– mais moi aussi, je souffre!
Elle sembla ne pas l'entendre; ses yeux en fumée s'éclairaient tout au loin des prunelles de faibles lueurs. Sur ce ton de cantilène, elle murmura:
dites, mon ami, dites, vous viendrez, n'est-ce pas?
– oui, fit-il, enfin.
Alors elle se rajusta, et, sans dire mot, elle quitta la pièce; il la suivit, silencieux, jusqu'à l'entrée; elle ouvrit la porte, se retourna, lui prit la main et très doucement elle l'effleura de ses lèvres.
Il resta stupide, ne comprenant plus. Qu'est-ce que cela signifie? Fit-il, en rentrant dans sa pièce, en remettant les meubles en place, en rétablissant le désordre des tapis foulés. Voyons, j'aurais bien besoin de mettre aussi de l'ordre dans ma cervelle; réfléchissons, s'il se peut:
où veut-elle en venir, car enfin elle a un but! – elle ne veut pas aboutir à l'acte même. Craint-elle, ainsi qu'elle l'affirme, la désillusion? Se rend-elle compte combien les soubresauts amoureux sont grotesques? Ou bien est-elle, ce que je crois, une mélancolique et terrible allumeuse qui ne songe qu'à elle; ce serait alors une sorte d'égoïsme obscène, un de ces péchés compliqués tels qu'en contient la somme des confesseurs… dans ce cas, elle serait une… frôleuse!
Puis reste cette question de l'incubat qui vient s'enter là-dessous; elle avoue, et cela si placidement, qu'elle cohabite à volonté, en songe, avec des êtres vivants ou morts? Est-elle satanisante et le chanoine Docre, qui l'a connue, a-t-il passé par là?
Autant de questions impossibles à résoudre. Que dénonce maintenant cette invitation imprévue pour demain? Veut-elle ne céder que chez elle? S'y trouve-t-elle plus à l'aise ou juge-t-elle plus urticant le péché commis près de son mari, dans une chambre? Exècre-t-elle Chantelouve, est-ce une vengeance méditée ou compte-t-elle sur la peur du danger pour se fouetter les sens?
Après cela, c'est peut-être tout bonnement une dernière coquetterie, une halte de scrupules, un apéritif avant le repas; puis les femmes sont si drôles! Elle s'est peut-être assigné des délais, pour se mieux différencier, par ce subterfuge, des filles. Ou bien, il y a peut-être encore une cause physique, un atermoiement indispensable, une nécessité charnelle de gagner un jour?
Il chercha d'autres raisons encore, mais il n'en découvrit point.
Au fond, reprit-il, vexé, malgré tout, de son échec, au fond j'ai été un imbécile. J'aurais dû hussarder, ne pas m'arrêter à ses supplications et à ses leurres; j'aurais dû lui violenter la bouche, lui faire sauter les seins. Ce serait fini, tandis que maintenant tout est à recommencer; et que diantre, j'ai autre chose à faire!
Qui sait si, à l'heure actuelle, elle ne se fiche pas de moi? Peut-être m'espérait-elle plus virulent et plus hardi; mais non, sa voix navrée n'était pas feinte, ses pauvres yeux ne simulaient pas l'égarement, et que signifierait alors ce baiser presque respectueux, car il y avait une insaisissable nuance de respect et de gratitude, dans ce baiser qui m'enveloppa la main!
C'est à s'y perdre. En attendant, j'ai, dans cette bousculade, oublié mes rafraîchissements et mon thé. Si j'ôtais mes bottines maintenant que je suis seul, car j'ai les pieds gonflés, à force d'avoir ainsi piétiné dans la chambre.
Si je faisais mieux encore, si je me couchais, car je suis incapable maintenant de travailler ou de lire. Et il ouvrit sa couverture.
Décidément, rien n'arrive comme on le prévoit; ce n'était pourtant pas trop mal machiné, reprit-il, en s'étendant entre ses draps. Il éteignit, en soupirant, la lampe, tandis que le chat rassuré, passait plus léger qu'un souffle au-dessus de lui et gagnait sans bruit sa place.
CHAPITRE XI
C ontrairement à ses prévisions, il dormit à poings fermés, toute la nuit, et il se réveilla, le lendemain, lucide et agaillardi, très calme.
Cette scène de la veille, qui devait exacerber ses sens, produisit l'effet absolument contraire; la vérité c'est que Durtal n'était nullement de ceux que les obstacles attirent. Il essayait, une seule fois, de foncer dessus et, dès qu'il jugeait ne les pouvoir culbuter, il s'écartait, sans aucun désir de renouveler la lutte. Si Mme Chantelouve avait voulu l'affiler plus encore par ces escales ménagées et ces retards, elle avait fait fausse route. Il s'émoussait, se sentait, ce matin-là, déjà ennuyé de ces mimiques, las de ces attentes.