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Une pointe d'aigreur commençait à se mêler aussi à ses réflexions. Il en voulait à cette femme de l'avoir ainsi lanterné et il s'en voulait à lui-même de s'être laissé berner de la sorte.

Puis certaines phrases dont l'impertinence ne l'avait pas tout d'abord surpris, le froissaient maintenant. Celle où, à propos de ses rires nerveux, Mme Chantelouve avait, sur un ton négligent, répondu: " cela me prend souvent dans les omnibus "; cette autre surtout où elle affirmait n'avoir besoin, ni de sa permission, ni de sa personne, pour le posséder, lui semblaient pour le moins malséantes, adressées à un homme qui n'avait pas couru après elle et qui ne l'avait enlacée en somme par aucune avance.

– toi, dit-il, je te materai, dès que j'aurais des droits.

Dans le réveil assagi de ce matin, la hantise de cette femme se relâchait.

Résolument il pensa:

va encore pour deux rendez-vous; celui de ce soir chez elle. Celui-là est inutile et ne compte pas, car j'entends ni me laisser investir, ni tenter, de mon côté, l'assaut; je n'ai pas l'envie, en effet, d'être pris en flagrant délit par Chantelouve, de risquer la police correctionnelle ou le revolver.

Et un autre, un dernier, ici. Si elle ne cède pas, eh bien, ce sera clos; elle ira jouer son rôle de frôleuse ailleurs!

Et il déjeuna de bon appétit, s'installa devant sa table et remua les matériaux épars de son livre.

J'en étais, se dit-il, en parcourant son dernier chapitre, au moment où les expériences d'alchimie, où les évocations diaboliques ratent. Prélati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers qui entourent le maréchal avouent que pour amorcer Satan, il faudrait que Gilles lui cédât son âme et sa vie ou qu'il commît des crimes.

Gilles refuse d'aliéner son existence et d'abandonner son âme, mais il songe sans horreur aux meurtres. Cet homme si brave sur les champs de bataille, si courageux quand il accompagne et défend Jeanne d'Arc, tremble devant le démon, s'apeure lorsqu'il songe à la vie éternelle, lorsqu'il pense au Christ.

Et il en est de même de ses complices; pour être assuré qu'ils ne révéleront pas les confondantes turpitudes que le château cèle, il leur fait jurer sur les saints evangiles le secret certain qu'aucun d'eux n'enfreindra le serment, car, au Moyen Age, le plus impavide des bandits n'oserait assumer l'irrémissible méfait de tromper Dieu!

Toujours est-il qu'en même temps que ses alchimistes délaissent leurs impuissants fourneaux, Gilles se livre à d'effroyables ripailles et sa chair, incendiée par les essences désordonnées des rasades et des mets, entre en éruption, bout en tumulte.

Or, il n'y avait point de femmes au château; Gilles paraît du reste avoir, à Tiffauges, exécré le sexe. Après avoir baratté les ribaudes des camps et besogné, avec les Xaintrailles et les La Hire, les prostituées de la cour de Charles vii, il semble que le mépris des formes féminines lui soit venu. Ainsi que les gens dont l'idéal de concupiscence s'altère et dévie, il en arrive certainement à être dégoûté par la délicatesse du grain de la peau, par cette odeur de la femme que tous les sodomites abhorrent.

Et il déprave les enfants de choeur de sa maîtrise; il les avait choisis, d'ailleurs, ces petits desservants de sa psallette, " bels comme des anges ".

Ils furent les seuls qu'il aima, les seuls qu'en ses transports d'assassin, il épargna.

Mais bientôt ce ragoût des pollutions enfantines lui parut tiède. La loi du satanisme qui veut que l'élu du mal descende la spirale du péché jusqu'à sa dernière marche, allait, une fois de plus, se promulguer. Ne fallait-il pas aussi que l'âme de Gilles purulât, pour qu'en ce rouge tabernacle, constellé d'abcès, le très-bas pût habiter à l'aise!

Et les litanies du rut s'élevèrent dans le vent salé des abattoirs. La première victime de Gilles fut un tout petit garçon dont le nom est ignoré.

Il l'égorgea, lui trancha les poings, détacha le coeur, arracha les yeux, et il les porta dans la chambre de Prélati. Tous deux les offrirent, dans des objurgations passionnées, au diable qui se tut. Gilles exaspéré s'enfuit. Prélati roula ces pauvres restes dans un linge et, tremblant, s'en fut, dans la nuit, les inhumer en terre sainte, auprès d'une chapelle dédiée à saint Vincent.

Le sang de cet enfant que Gilles avait conservé pour écrire ses formules d'évocation et ses grimoires, s'épandit en d'horribles semailles qui levèrent et bientôt, de Rais put engranger la plus exorbitante moisson de crimes que l'on connaisse.

De 1432 à 1440, c'est-à-dire pendant les huit années comprises entre la retraite du maréchal et sa mort, les habitants de l'Anjou, du Poitou, de la Bretagne, errent, en sanglotant sur les routes. Tous les enfants disparaissent; les pâtres sont enlevés dans les champs; les fillettes qui sortent de l'école, les garçons qui vont jouer à la pelote le long des ruelles ou s'ébattent au bord des bois, ne reviennent plus.

Au cours d'une enquête que le Duc De Bretagne ordonne, les scribes de Jean Touscheronde, commissaire du duc en ces matières, dressent d'interminables listes d'enfants qu'on pleure.

Perdu, à la Rochebernart, l'enfant de la femme Péronne, " un enfant qui allait à l'école et apprenait moult bien " dit la mère.

Perdu à Saint-étienne De Montluc, le fils de Guillaume Brice " lequel était pauvre homme et allait à l'aumône ".

Perdu à Machecoul, le fils de Georget Le Barbier " qu'on a vu, un certain jour cueillir des pommes derrière l'hôtel Rondeau et qui depuis n'a été vu ".

Perdu à Thonaye, l'enfant de Mathelin Thouars " qu'on entend se complaindre et esmoier et était ledit enfant de l'âge d'environ douze ans ".

A Machecoul encore, le jour de la Pentecôte, les époux Sergent laissent chez eux leur enfant âgé de huit ans, et, au retour des champs, " ils ne retrouvent plus ledit enfant de huit ans, dont moult se merveillèrent et furent dolents ".

A Chantelou, c'est Pierre Badieu, mercier en la paroisse, qui dit que, un an ou environ, il vit au pays de Rais, deux petits enfants de l'âge de neuf ans, qui étaient frères et enfants de Robin Pavot audit lieu.

" et oncques depuis ce temps ne les vit, ni ne sait ce qu'ils sont devenus ".

A Nantes, c'est Jeanne Darel qui dépose que " le jour de saint père, elle adira en la ville son sien fils nommé Olivier, étant en l'âge de sept et huit ans et depuis cette fête de saint père ne le vit ni ouït nouvelles ".

Et les pages de l'enquête continuent, s'accumulent, révèlent des centaines de noms, narrent la douleur des mères qui interrogent les passants sur les chemins, les hurlements des familles dans les maisons desquelles les enfants sont ravis, dès qu'elles s'écartent pour bêcher les champs et semer le chanvre. Ces phrases reviennent, de même que les ritournelles désolées, à la fin de chaque déposition: " on les voit s'en complaindre doloreusement ", " on entend moult lamentations ". Partout où sont établis les charniers de Gilles, les femmes pleurent.

Le peuple effaré se raconte d'abord que de méchantes fées, que des génies malfaisants dispersent sa géniture, mais, peu à peu, d'affreux soupçons lui viennent. Dès que le maréchal se déplace, dès qu'il va de sa forteresse de Tiffauges au château de Champtocé, et de là au castel de La Suze ou à Nantes, il laisse derrière ses pas des traînées de larmes. Il traverse une campagne et, le lendemain, des enfants manquent. En frémissant, le paysan constate aussi que partout où se sont montrés Prélati, Roger De Bricqueville, Gilles De Sillé, tous les intimes du maréchal, les petits garçons ont disparu. Enfin, avec horreur, il remarque qu'une vieille femme, Perrine Martin, erre, vêtue de gris, le visage couvert comme celui de Gilles De Sillé, d'une étamine noire; elle accoste les enfants et son parler est si séduisant, sa figure, dès qu'elle lève son voile, est si habile, que tous la suivent jusqu'aux lisières des bois où des hommes les emportent, bâillonnés dans des sacs. Et le peuple épouvanté appelle cette pourvoyeuse de chair, cette ogresse, La Meffraye, du nom d'un oiseau de proie.