— Je ne sais pas comment, mais quelqu’un a réussi à me séparer de tous ceux que je connais. J’erre dans le surmonde et je ne vois que des êtres inconnus, flous. Jamais le moindre visage familier. Je me demande si je deviens folle ?…
Andrew fit un effet pour se rappeler les explications de Damon.
— Damon croit que vous êtes prisonnière des hommes-chats. Il semblerait qu’ils aient attaqué d’autres personnes, et qu’ils vous gardent pour vous empêcher d’utiliser vos pouvoirs contre eux.
— Avant que je ne quitte la tour, dit Callista d’un air pensif, Leonie a parlé de troubles imprécis dans la contrée des ténèbres. Elle soupçonnait que quelqu’un manipulait des cristaux non monitorés. Vous êtes terrien… savez-vous ce que j’entends par cristaux ?
— Non, avoua Andrew.
— C’est la science ancienne de notre monde. Les matrices, que nous appelons pierres-étoiles entre nous, peuvent être accordées à l’esprit. Elles amplifient les facultés extra-sensorielles. On peut les utiliser pour modifier les formes d’énergie. Toute matière, toute force, toute énergie ne sont que vibrations. Si l’on change la fréquence d’un élément, on en change la composition.
Andrew acquiesça. Jusque-là, il suivait. Elle semblait vouloir expliquer, sans la formation scientifique de l’Empire terrien, la théorie du champ atomique de la matière et de l’énergie. Elle s’en tirait bien mieux que lui, malgré toutes ses connaissances en physique.
— Et vous savez vous servir de ces pierres ? de-manda-t-il.
— Oui. Je suis gardienne. J’ai été formée à la tour. Je suis dirigeante d’un cercle de télépathes qualifiés, et nous utilisons ces pierres pour la transmutation de l’énergie. Toutes les pierres dont nous nous servons sont monitorées d’une tour. Personne n’est autorisé à en avoir une, à moins qu’une gardienne ou qu’un technicien ne l’ait personnellement instruit. De la sorte, nous sommes sûrs qu’un néophyte ne peut faire aucun mal. Les pierres sont extrêmement puissantes, Andrew. Celles de niveau élevé, les plus grosses, pourraient aisément faire sauter cette planète. C’est pourquoi nous avons eu peur en découvrant que, dans la contrée des ténèbres, quelqu’un ou quelque chose se servait probablement d’une pierre ou de plusieurs pierres très puissantes, non monitorées.
Andrew essaya de se rappeler les paroles de Damon.
— Il a dit que des hommes l’ont fait auparavant, mais jamais des non-humains.
— Damon a oublié son histoire, dit Callista. Il est bien connu que nos ancêtres ont reçu les pierres-étoiles des chieri, qui s’en servaient quand nous n’étions encore que des sauvages, et qui sont arrivés à un tel degré de connaissance et d’intelligence qu’ils n’en ont même plus besoin. Mais les chieri se mêlent très peu aux hommes, de nos jours, et peu d’êtres vivants en ont jamais vu. J’aimerais pouvoir en dire autant des hommes-chats, que le diable les emporte !
Elle soupira avec découragement.
— Oh, je suis si lasse, Andrew ! Plût à Evanda que je puisse vous toucher. Je crois que je vais perdre la raison. Non, on ne me maltraite pas, mais j’en ai tellement assez de la pierre froide, de l’eau qui suinte. Et j’ai mal aux yeux d’être dans le noir. Et je n’arrive ni à manger ni à boire : la nourriture et l’eau sont imprégnées de leur puanteur…
Elle se remit à sangloter. Andrew était au désespoir de ne pas être capable de la toucher : il voulait la prendre dans ses bras, la tenir contre lui, sécher ses pleurs. Il voyait le mouvement de sa respiration, les larmes qui coulaient sur ses joues, et pourtant il ne lui était pas même possible d’effleurer seulement le bout de ses doigts.
— Ne pleurez pas, Callista. Nous vous trouverons, Damon et moi, et s’il n’y arrive pas, je le ferai tout seul !
Levant les yeux, subitement, il aperçut Damon sur le pas de la porte, qui le regardait, interdit.
— C’est Callista ?
— J’ai du mal à croire que vous ne la voyez pas, dit Andrew d’un ton incrédule.
Il perçut un contact timide dans son esprit. Cette fois-ci, cela ne le contrariait pas. Comme ça, Damon saurait qu’il disait la vérité.
— Je n’ai jamais vraiment douté de vous, dit Damon.
— Damon est là ? Damon ! s’écria Callista, un tremblement dans la voix. Vous dites qu’il est là, et je ne le vois pas.
Andrew voyait les efforts désespérés qu’elle faisait pour se ressaisir.
— Dites à Damon qu’il doit trouver ma pierre-étoile. Les hommes-chats ne l’ont pas trouvée. Elle n’était pas sur moi. Dites-lui que je ne la porte pas autour du cou comme lui.
Andrew avait le sentiment désagréable d’être un médium en train de transmettre les messages d’un esprit désincarné. Il frissonna.
Damon porta la main à la lanière qui pendait à son cou.
— J’avais oublié qu’elle le savait. Dites-lui que c’est Ellemir qui l’a, que nous l’avons trouvée sous son oreiller.
Andrew lui rapporta les mots de Damon.
— Cela explique pourquoi… je savais que quelqu’un l’avait touchée, mais si c’est Ellemir…
La silhouette devint indistincte, vacilla, comme si elle était épuisée d’être restée si longtemps avec eux, et qu’elle n’avait plus la force d’essayer.
Andrew poussa un cri d’inquiétude.
— Je me sens très faible, murmura-t-elle, comme si j’allais mourir… ou peut-être… surveillez la pierre.
Consterné, Andrew ne pouvait détacher les yeux de l’endroit où Callista se tenait un instant plus tôt. Il décrivit à Damon ce qui venait de se passer. Damon se précipita dans le couloir et appela Ellemir à grands cris.
— Où étais-tu ? demanda-t-il d’un ton impatient, quand elle arriva.
Ellemir le regarda, surprise et mécontente.
— Qu’est-ce qui te prend ? Je me suis occupée des blessés. Mes vêtements étaient trempés de sang. Est-ce que je n’ai pas droit à un bain et à des vêtements propres ? J’ai envoyé les serviteurs eux-mêmes en faire autant.
Comme elle ressemble à Callista, et comme elles sont différentes, pensa Andrew. Il avait beau se raisonner, il ne pouvait s’empêcher de trouver injuste qu’Ellemir soit libre et puisse s’offrir le luxe d’un bain et de nouveaux vêtements, alors que Callista était privée du confort le plus élémentaire.
— Vite, la pierre-étoile, ordonna Damon. Nous verrons si Callista se porte bien.
Il expliqua rapidement à Andrew que quand un télépathe mourait, sa matrice « mourait » aussi, perdait sa couleur et son brillant. Ellemir sortit le cristal et le dégagea délicatement de sa pochette de soie. La pierre vibrait avec autant d’éclat que jamais.
— Elle est épuisée et elle a peur, dit Damon. Mais elle est en bonne santé, sinon la pierre ne brillerait pas ainsi. Andrew ! La prochaine fois que vous la verrez, dites-lui qu’elle doit absolument se nourrir, de façon à reprendre des forces pour le moment où nous parviendrons à elle ! Je me demande pourquoi elle a tellement insisté pour que nous trouvions sa pierre-étoile ?
Andrew tendit la main vers le cristal.
— Vous permettez… ?
— Ce n’est pas très prudent, dit Damon avec hésitation. Personne ne doit toucher le cristal d’un autre.
Puis il se souvint que Callista était gardienne, et que les gardiennes avaient une force telle que, quelquefois, elles pouvaient ajuster leurs vibrations à celles du cristal d’une autre personne. Leonie avait tenu le sien dans ses mains, bien des fois, et ne lui avait pas fait plus de mal que si elle lui avait caressé la joue, alors que le plus léger attouchement d’Ellemir avait été atrocement douloureux. Pendant son initiation à la tour, avant qu’on ne lui ait appris à accorder son propre cristal au rythme de son cerveau, il s’était entraîné avec celui de sa gardienne. À cette époque, le contact entre Leonie et lui était si total qu’ils étaient tous deux grands ouverts l’un à l’autre.