— Ellemir. Il faudra que tu nous monitores tous les deux.
Damon regrettait, d’une manière presque physique, les femmes compétentes de la tour, pour qui cette besogne était une routine, et qui pouvaient se maintenir en contact, presque automatiquement, avec chaque individu d’un cercle de sept ou huit télépathes au travail. Le laran d’Ellemir était tout neuf, et elle était très inexpérimentée.
— Si l’un de nous oublie de respirer, ou s’il te semble que nous éprouvons une douleur physique, il faut nous faire revenir.
— Je… j’essaierai. Elle avait peur.
— Il faut faire plus qu’essayer. Tu as le talent. Utilise-le, Ellemir, si tu tiens à la vie de ta sœur. Ou à la mienne. Si tu étais plus experte, tu pourrais intervenir et régler notre respiration et nos pulsations au cas où elles deviendraient irrégulières. Mais je me débrouillerai si tu me ramènes seulement à la surface en cas de problème.
— Ne lui faites pas peur, dit Andrew gentiment. Je suis sûr qu’elle fera de son mieux.
Damon respira profondément et se concentra intensément sur sa pierre. Une vague de peur surgit en lui. Allons, ce n’est pas la première fois que je le fais. Leonie a dit que j’en étais capable. Il respira plus calmement, et son cœur se remit à battre paisiblement au rythme de la pierre-étoile. Il commença alors à formuler des instructions à Andrew. Observez les lumières de la pierre. Essayez d’apaiser votre esprit, de sentir votre corps entier vibrer à ce rythme.
Andrew perçut le message. Suivre la mesure, se dit-il, en se demandant comment ça marchait. Pouvait-on ainsi changer la vitesse des battements de son cœur ? Après tout, au Médic et au centre Psycho, on lui avait enseigné, sur une machine à biofeedback, à établir des ondes alpha dans son cerveau, pour s’endormir ou se détendre. Ce n’était pas très différent de ce qu’il devait faire à présent. Il s’observa, pendant qu’il tâchait de relâcher ses muscles et de sentir le rythme exact du cristal. C’est comme si je sentais les battements du cœur de Callista. Il devint conscient de son propre pouls, du rythme de son sang dans ses tempes, de chaque petit bruit, de chaque petite sensation à l’intérieur de son corps.
Les pulsations de la pierre-étoile s’accélérèrent, et Andrew s’aperçut que ses mouvements internes étaient complètement déphasés. Si j’appariais les deux rythmes ? Il se mit à respirer profondément, lentement. Il pouvait au moins essayer de respirer en mesure avec la pierre. Le rythme de Callista ? Ne pense pas. Concentre-toi. Enfin, les mouvements de ses poumons et du cristal coïncidèrent… Subitement, pendant quelques secondes, sa respiration faiblit, devint inégale. Puis il sentit un sursaut d’adrénaline le traverser – Callista ? – et réalisa qu’Ellemir venait d’inspirer fortement. S’armant de courage, il rétablit progressivement sa respiration. À son grand émerveillement, il s’aperçut alors que les vibrations de la pierre-étoile se calmaient aussi.
À présent, il lui restait à ajuster la cadence de son cœur qui marquait un fort contretemps avec celle de la pierre et de ses poumons. Concentre-toi. Suis la mesure. Il avait mal aux yeux, et une vague de nausée le souleva. La pierre tournait… Il ferma les yeux pour combattre le malaise, mais la lumière et les rubans colorés persistaient à travers ses paupières.
Il poussa un gémissement. Le son rompit la concentration et brisa le rythme en mille morceaux. Damon et Ellemir levèrent rapidement la tête avec inquiétude.
— Que se passe-t-il ? demanda Damon doucement.
— … mal de mer, dit Andrew entre ses dents.
La pièce vacillait autour de lui, lentement, et il tendit la main pour trouver un support. Ellemir était pâle. Damon se passa la langue sur les lèvres.
— Ça arrive. Bon sang ! Tout cela est trop nouveau pour vous. Si seulement… Aldones ! Si seulement nous avions du kirian. Mais puisque nous n’en… Ellemir, tu es sûre qu’il n’y en a pas ?
— Je ne crois vraiment pas.
Je ne me sens pas très bien moi-même, pensa Damon. Ça ne va pas être facile.
— Pourquoi est-ce que ça produit un tel effet ? demanda Andrew.
Damon perdait patience. C’est bien le moment de poser des questions stupides ! Sa colère, se dit Andrew avec incrédulité, ressemblait à une lueur rouge pâle qui cernait son corps.
— La pièce… ça tourne, dit Andrew.
Il se renversa sur sa chaise et ferma les yeux.
Damon fit un effort pour conserver son sang-froid. Ça n’allait pas être facile, même s’ils étaient tous en harmonie totale. S’ils commençaient à se disputer, ce ne serait même pas possible. Andrew entreprenait une expérience inattendue et pénible avec des étrangers, et se trouvait en proie au malaise causé par le surmenage de ses centres extra-sensoriels jusqu’à présent inutilisés. Damon ne devait pas s’attendre qu’il demeure calme. Rester maître de soi était strictement sa responsabilité. C’était une fonction de gardienne : maintenir tout le monde en rapport. Un travail de femme. Enfin, homme ou femme, pour le moment, c’est mon travail.
Il ralentit sa respiration.
— Je suis désolé, Andrew. Tout le monde passe par là, tôt ou tard. Je suis désolé que ce soit si dur. Je voudrais pouvoir y faire quelque chose. Vous vous sentez mal parce que, premièrement, vous êtes en train d’utiliser une partie de votre cerveau dont vous ne vous servez pas habituellement. Deuxièmement, parce que vos yeux et vos centres d’équilibre réagissent aux efforts que vous faites pour amener certains, disons, certaines fonctions automatiques, sous contrôle volontaire. Je ne voulais pas me mettre en colère. Mais il y a un certain degré d’irritabilité physique que je n’arrive pas à bien contrôler, non plus. Essayez de ne rien fixer avec vos yeux, si vous le pouvez, et appuyez-vous à ces coussins. Le malaise va probablement disparaître dans quelques minutes. Faites de votre mieux.
Andrew resta allongé, les yeux fermés, jusqu’à ce que la nausée et le vertige soient partis. Il fait de son mieux. Ce qu’il ressentait était semblable aux sensations physiques qu’on éprouve quand on réagit mal à une drogue : une sorte de nausée qui n’était pas assez forte pour le faire vomir, des éclairs de lumière dans les yeux. Enfin, il n’en mourrait pas. Il avait eu des gueules de bois bien pires.
— Ça va mieux, dit-il.
Damon lui jeta un regard surpris et reconnaissant.
— En fait, c’est bon signe que vous soyez malade maintenant, dit-il. Cela signifie qu’il se passe quelque chose. Êtes-vous prêt à recommencer ?
Andrew fit signe que oui et, cette fois-ci sans instructions, recommença à se concentrer sur le rythme de la matrice. C’était plus facile, à présent. Il se rendit compte qu’il n’avait même plus besoin de fixer le cristal : il sentait les vibrations par le bout des doigts.
Non, ce n’était pas une sensation physique. Il essaya d’identifier exactement la nature de cette sensation quand elle se reproduisit, mais il la perdit immédiatement. Quelle importance cela avait-il ? L’essentiel était d’y rester ouvert. Il rétablit le contact – une partie de mon cerveau que je n’ai jamais utilisée auparavant ? – et sentit sa respiration se synchroniser avec la pulsation invisible. Peu de temps après, alors qu’il avait l’impression de tâtonner dans le noir, il sentit son cœur décélérer graduellement et finalement battre en mesure.
Il s’escrima dans le noir, pendant un long moment, contre les multiples rythmes transversaux qui semblaient être tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur de son corps. À peine avait-il dompté un élément de cet orchestre de percussion, à peine l’avait-il obligé à se soumettre à l’harmonie envahissante, qu’un autre s’échappait et déclenchait un rythme rebelle. Finalement, Andrew dut écouter et analyser soigneusement chaque son, puis, sans trop savoir comment, se concentrer délicatement sur la région où battait le rythme insoumis, le disperser, et l’accorder à la cadence désirée. Au bout d’un très long moment, il parvint à maîtriser chaque motif et fut enfin conscient d’une vibration uniforme, semblable au balancement perpétuel d’une mer sans marée. Son corps et son cerveau, les poussées de son sang, le mouvement incessant des cellules de ses muscles, les pulsations douces et lentes de ses organes génitaux, tout battait en mesure… Comme si j’étais à l’intérieur du joyau et que je flottais parmi toutes ces petites lumières…