— Nous avons tous besoin de manger, dit-il, et de dormir. Et nous ne pouvons rien faire jusqu’à ce que nous sachions la gravité de la blessure de Dom Esteban. À présent, tout dépend de lui.
8
Quand Damon descendit dans la grande salle, le lendemain matin, il trouva Eduin rôdant devant la porte, le visage défait et les traits tirés. Il secoua la tête en réponse à la question de Damon.
— Caradoc se sent assez bien, seigneur Damon. Mais le seigneur Istvan…
C’était tout ce que Damon voulait savoir. Esteban Lanart était réveillé – et ne pouvait toujours pas bouger. C’était donc vrai. Damon avait l’impression qu’il venait de poser le pied sur des sables mouvants. Que faire, maintenant ? Que faire ?
Cette responsabilité lui incombait donc. Il réalisa, les mâchoires serrées, qu’il le savait depuis le début. Depuis qu’il avait eu cette prémonition : Dom Esteban arrivera plus tôt que je ne pensais, et ce ne sera un bien pour aucun d’entre nous. Il savait déjà que, finalement, ce serait à lui que reviendrait la tâche de retrouver Callista. Il ne savait toujours pas comment, mais il savait en tout cas qu’il ne pouvait pas laisser ce fardeau peser sur les épaules de son parent.
— Est-ce qu’on l’a mis au courant, Eduin ?
Le visage de faucon d’Eduin se contracta en une grimace de compassion.
— Pensez-vous qu’il faille que quelqu’un le lui dise ? Ah ! il le sait bien.
Et s’il ne le savait pas, il l’apprendrait dès que je paraîtrais devant lui, se dit Damon en poussant la grande porte. Mais Eduin le retint par le bras.
— Ne pouvez-vous faire pour lui ce que vous avez fait pour Caradoc, seigneur Damon ?
Damon secoua la tête avec pitié.
— Je ne suis pas un faiseur de miracles. Arrêter le flot de sang n’était rien. Une fois que c’était fait, Caradoc allait guérir facilement. Moi, je n’ai rien guéri. J’ai seulement fait ce que la blessure de Caradoc aurait fait d’elle-même si elle en avait eu le temps. Mais pour Dom Esteban, le nerf de la colonne vertébrale est atteint. Personne au monde n’a le pouvoir de réparer cela.
Eduin cilla.
— C’est ce que je craignais, dit-il. Seigneur Damon ! Y a-t-il des nouvelles de dame Callista ?
— Nous savons qu’elle va bien, mais il faut se dépêcher de la retrouver. Il faut que j’aille voir Dom Esteban immédiatement pour que nous décidions des mesures à prendre.
Il ouvrit la porte. Ellemir était agenouillée à côté de son père. Les autres blessés avaient apparemment été installés dans la salle des gardes, sauf Caradoc qui était allongé sous des couvertures à l’autre bout de la pièce et dormait à poings fermés. Esteban Lanart était étendu sur le dos, son corps massif immobilisé par des sacs de sable, pour qu’il ne puisse se tourner sur le côté. Ellemir le faisait assez maladroitement manger à la petite cuiller. C’était un homme de grande taille, solidement bâti, au visage hâlé, aux traits fortement aquilins qui caractérisaient son clan, aux favoris et sourcils broussailleux et d’un roux éclatant. Il était visiblement en colère, et quelques grains de gruau dans sa barbe lui enlevaient de sa dignité. Il posa un regard furieux sur Damon.
— Bonjour, mon oncle, dit Damon.
— Bon, dis-tu ! riposta Dom Esteban. Alors que je suis couché comme un arbre frappé par la foudre, et que ma fille – ma fille…
Il brandit le poing avec rage, heurta la cuiller, renversant un peu plus de gruau.
— Enlève-moi cette saleté ! dit-il d’une voix hargneuse. Ce n’est pas mon estomac qui est malade, ma fille !
En voyant l’air blessé d’Ellemir, il se mit à lui tapoter gauchement le bras.
— Je suis désolé, chiya, dit-il d’une voix radoucie. J’ai assez de raison pour être en colère. Mais va me chercher quelque chose de plus appétissant à manger, pas de la nourriture de bébé !
Ellemir leva un regard impuissant vers la guérisseuse qui se tenait à quelques pas. Celle-ci haussa les épaules.
— Donne-lui ce qu’il veut, dit Damon, à moins qu’il n’ait de la fièvre.
La jeune fille sortit de la salle, et Damon vint s’asseoir au bord du lit. Il était impossible de croire que Dom Esteban ne pourrait jamais plus se lever. Ce visage rude n’était pas fait pour reposer sur un oreiller, ce corps puissant aurait dû être debout et se déplacer comme d’habitude, de sa démarche vive et martiale.
— Je ne vais pas vous demander comment vous vous sentez, mon oncle, dit Damon. Mais est-ce que vous éprouvez la moindre douleur, maintenant ?
— Presque pas, aussi curieux que cela paraisse. Une simple petite blessure qui me retient allongé ! À peine plus qu’une égratignure. Et pourtant…
Il se mordit les lèvres.
— On m’a dit que je ne pourrais plus marcher.
Ses yeux fouillèrent le regard de Damon, d’un air tellement suppliant que le jeune homme en fut gêné.
— Est-ce vrai ? Ou bien cette femme est-elle aussi stupide qu’elle en a l’air ?
Damon baissa la tête sans répondre. Au bout de quelques secondes, Dom Esteban hocha la tête avec lassitude et résignation.
— Le malheur s’acharne sur notre famille. Coryn, mort à la fleur de l’âge, et Callista, Callista… Je dois donc demander de l’aide, humblement, comme un infirme, à des étrangers. Je n’ai personne de mon sang pour m’aider.
Damon posa un genou à terre.
— Aux dieux ne plaise, dit-il délibérément, que vous ayez à vous adresser à des étrangers. Je revendique ce droit…, beau-père.
Les épais sourcils montèrent presque jusqu’à la ligne des cheveux.
— Ainsi, le vent souffle de ce côté ? dit enfin Dom Esteban. J’avais d’autres projets pour Ellemir, mais…
Il s’interrompit un court instant.
— Je suppose que rien ne va comme on le désire, dans ce monde imparfait. Qu’il en soit donc ainsi. Mais la route ne va pas être facile, même si tu arrives à trouver Callista. Ellemir m’a raconté quelque chose, une histoire confuse concernant Callista et un étranger, un Terrien, qui est parvenu, on ne sait comment, à se mettre en rapport avec elle et a offert son épée, ou ses services, ou je ne sais quoi. Il faut qu’il en parle avec toi, bien qu’il me semble bizarre que l’un de ces Terriens soit capable de faire preuve de révérence envers une gardienne.
La fureur l’envahit de nouveau.
— Que ces bêtes aillent au diable ! Damon, que se passe-t-il dans les collines ? Jusqu’à ces dernières saisons, les hommes-chats étaient des êtres timides qui vivaient sur les coteaux, et personne ne leur accordait plus d’esprit qu’au petit peuple des arbres ! Et puis, comme si un mauvais dieu était descendu parmi eux, ils se mettent à nous traiter en ennemis, soulèvent les Villes Sèches contre nous, et il y a même des régions habitées par les nôtres depuis des générations qui sont maintenant enveloppées d’une ombre maléfique. J’ai l’esprit pratique, Damon, et je ne crois pas à la sorcellerie ! Et voilà que les hommes-chats se rendent invisibles, comme des magiciens de contes de fées !
— Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit Damon. Je les ai rencontrés en traversant la contrée des ténèbres, et je n’ai réalisé que trop tard que j’aurais pu les rendre visibles avec ma pierre-étoile.