Mais à mesure que les heures passaient et qu’arrivait le soir, les imaginations s’épuisaient, se tarissaient au fil de cette pure attente que chacune de ces femmes, dans son for intérieur, trouvait plus lourde et plus accablante ; alors, par une sorte de résignation instinctive et communicative, il s’établissait un silence entrecoupé de soupirs, de petits reniflements, de craquements de chaise que nulle n’osait rompre et qui pesait sur la maison comme pour y préparer l’entrée du malheur.
12
Le corps ne fut découvert qu’au bout de trois jours de recherches. Qui aurait pu se douter qu’il était allé mourir là-haut, si loin de chez lui, si loin de tout ? C’est presque par hasard qu’on avait fini par y tomber dessus.
Il avait fait très chaud ; exposé en plein soleil durant trois jours entiers, il dégageait maintenant une odeur terrible.
On le ramena sur un brancard ; la tête était enveloppée dans un sac.
Le convoi s’arrêta devant la porte ; en voyant le sac, Marie interrogea son père du regard.
« Les corbeaux, dit Despuech à mi-voix. Que tout le monde reste dans la cuisine ; il ne faut pas qu’elle le voie. »
Les personnes qui attendaient sur le seuil refluèrent précipitamment à l’intérieur de la maison.
Pour monter dans la chambre, on était obligé de traverser la cuisine. Au moment où elle entendit grincer les chaussures des hommes qui peinaient en portant leur fardeau macabre, la mère voulut se lever du fauteuil où deux femmes s’efforçaient de la maintenir assise ; il y eut autour d’elle une affreuse bousculade. « Tenez-le, tenez-le », disait un des hommes en haletant : l’escalier était si raide que le corps glissait sur son brancard. Une chaise tomba ; au milieu de ces respirations heurtées, de ces raclements de pieds et de ces froissements, cela fit un bruit épouvantable. On aurait dit qu’on se battait avec le mort, ou peut-être avec la mort elle-même. Ce combat silencieux avait quelque chose de sinistre qui éprouva les nerfs de tout le monde.
Une odeur d’œillet se répandit dans la pièce : pour lutter contre la puanteur, une femme avait cru bon de verser du parfum sur le sol ; liée à de telles images, l’odeur paraissait atroce ; elle ne faisait que rendre l’autre encore plus insidieuse. Ce mélange de fleurs mortes et de chair corrompue soulevait le cœur au point qu’une jeune femme sortit pour vomir ; Joseph sortit sur ses talons, pâle, prêt à vomir lui aussi. Il redoutait plus que tout d’être forcé de voir son père une dernière fois. « Avec la chaleur qu’il fait, chuchota quelqu’un, il faudrait le mettre en bière tout de suite. » Le jeune homme resta un moment assis dehors, la tête entre les mains, anéanti par l’abominable réalité de la mort, devant laquelle la réalité de la vie paraissait accidentelle et irréelle ; en quelques secondes, il venait de perdre confiance en tout. Il regardait ses mains avec horreur : c’était donc cela, la mort : une rupture d’équilibres subtils qui livrait brusquement un corps vivant à d’autres lois que les siennes, qui brisait, dénonçait une solidarité d’espèce pour établir une relation hostile entre la dépouille d’un homme et ceux qui l’avaient aimé. C’était cette incompréhensible précipitation, cette présence du danger, tout aussi incompréhensible, ce combat contre un ennemi invisible et tout-puissant ; c’était cette odeur qui alertait un sens plus vigilant que tous les autres sens et dont on sentait, jusque dans le dégoût, la terrible majesté – comme si, avec un peu d’attention, on eût fini par déceler dedans non pas seulement de répugnantes modifications physicochimiques, mais une métamorphose solennelle et fondamentale, le trouble renoncement de quelque chose à la durée.
Tandis que la lutte silencieuse continuait au premier étage en faisant lentement craquer les solives l’une après l’autre, la mère, les mains ramenées sur la figure, balançait le buste d’avant en arrière dans une sorte d’affreux bercement : promener sa douleur dans l’espace de ce va-et-vient lui donnait l’illusion d’atténuer celle-ci et de l’aider à chasser certaines images de son esprit ; soudain elle s’immobilisa, cédant à l’atrocité de ces images, qui s’imposaient à elle avec autant de force et de précision que si une intuition infaillible lui avait permis de percevoir tout ce qu’on avait essayé de lui cacher ; l’horreur dominait son chagrin et semblait même en pervertir la nature en faisant du disparu l’objet d’une répulsion intolérable ; il y avait dans cette chose macabre et puante qu’on était en train de plier dans un drap et d’installer sur un lit, une substitution violente que l’esprit n’avait pas eu le temps d’admettre, ni l’oubli de tempérer. Avec ce cadavre défiguré, et sans doute déjà grouillant de vers, l’Ennemie quittait son antre habituel et trônait avec insolence dans la maison des vivants en étalant au grand jour ses attributs obscènes.
Une plainte finit par s’élever, animale, régulière, interrompue par instants de phrases brèves, dites à la cantonade, où le sens pratique de la ménagère reprenait le dessus – « fermez la fenêtre de la chambre à cause des mouches, le café se trouve dans le fond du placard à gauche, il faudra l’habiller avec son vieux costume noir, les bêtes n’ont pas mangé depuis hier », etc. – contrepoint qui faisait paraître son chant funèbre vaguement parodique, convenu, comme indépendant du drame et presque professionnel à force de régularité.
« Si elle continue à crier comme ça, dit une femme, je vais avoir une crise de nerfs. »
Elle s’en alla pleurer dehors en se bouchant les oreilles : ce n’était pas quelqu’un du pays.
La nuit tombait quand le docteur vint signer le permis d’inhumer.
« C’est une sale besogne qui vous attend, lui dit Despuech en l’accompagnant jusqu’à la chambre ; dans le couloir, l’odeur était déjà intenable.
— Mais qu’est-ce qu’il est allé foutre là-haut ? Pouvait pas crever dans son lit, comme tout le monde ? »
Il s’approcha du cadavre, un mouchoir sur le nez. Il n’avait jamais rien vu de semblable : c’était hideux.
« Dégueulasse », dit-il à mi-voix ; au-delà du dégoût, il y avait le mépris ; et au-delà du mépris, une épouvantable indifférence : en un dixième de seconde, trois degrés de la connaissance.
Excepté les déchirures qui mutilaient la face (mais qui à elles seules n’auraient pas suffi à provoquer la mort), le corps ne portait aucune trace de violence ; d’ailleurs, toutes ces déchirures avaient été infligées post mortem. Cependant, aux orifices du nez, il découvrit des traces de sang. « Epistaxis spontanée, se dit-il, mais pas assez abondante pour lui sauver la vie. Congestion cérébrale. Cause probable : hypertension (un comble : il ne bouffait que des châtaignes), ou anévrisme, avec, précédant l’ictus apoplectique, obnubilation probable, désorientation, amnésie momentanée, délire peut-être, paralysie, arrêt du cœur… Il a dû perdre la boule et il est allé tranquillement mourir sur la plus haute branche de son arbre. »
Il arrosa abondamment le corps avec du formol, et le lit, et le plancher de la chambre. Il descendit se laver les mains et but un coup de gnole. Tout le monde le regardait avec un peu d’effroi. Il tira Despuech et Abel Reilhan à part.