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Qu’elle soit rêve ou illusion, cette… « réalité de l’esprit » avait au fond, elle aussi, quelque chose de très insolite, de très troublant…

Il alluma une cigarette : beaucoup trop fumé, ce soir ; tant pis pour son cœur (songer au cœur, comme ça, de but en blanc, et après avoir été si longtemps et si profondément absorbé par de glorieuses pensées, obtenait toujours sur lui le même effet : non de peur, de surprise. C’était de même nature que tout le reste ; quand le corps ne jouissait pas ou ne souffrait pas, l’esprit – ce qui se passe dans la tête – livré à lui-même, à ses propres lois, très rapidement prenait le large et oubliait son véhicule : ce n’était pas sans étonnement qu’il en retrouvait les rouages et toutes les contingences). Au fond, même en culottes courtes, j’étais étonné : étonné par le monde, étonné d’être là ; la seule chose qui ne m’étonnait pas, à cette époque-là, c’était précisément cette faculté d’étonnement, comme si elle seule fût incontestable, et me justifiât nécessairement. Depuis, hélas ! rien n’était aussi simple, et cette faculté d’étonnement, cette aptitude de refuser, de tout remettre en question, paraissait parfois aussi étrange, aussi irréelle que ce qu’elle remettait en question ; remise en question à son tour, on eût dit qu’elle se dévorait elle-même, qu’elle n’était là que pour assumer sa propre négation, et tout se passait alors comme dans les labyrinthes, où l’on repasse toujours par les mêmes endroits, ou comme dans ces cages tournantes, où des écureuils s’enragent dans une course exténuante, immobile…

Mais avec quelle facilité ce qu’on a coutume d’appeler la vie avait le dernier mot… Avec quelle facilite les choses se retrouvaient à leur place habituelle, et retrouvaient leur aspect nécessaire, convaincant – comme ces rochers dominant le bourg qui ressemblaient à des termitières géantes et sur lesquels, depuis la terrasse de sa villa, il regardait le jour s’éteindre. Comme sa femme, en train de dresser la table pour le dîner : vivre à la surface des choses, voilà ce que promettaient les gestes paisibles de cette femme allant et venant dans le crépuscule.

Il jeta sa cigarette dans l’obscurité du jardin, où embaumaient les roses de septembre ; l’étincelle décrivit une longue courbe et s’immobilisa au milieu des graviers : parfum des roses, étincelle, convoquaient les printemps disparus, les roses disparues avec ceux qui respiraient leur exhalaison en ramassant dans l’herbe humide des lampyres bleuâtres. Enfant mort dans l’adulte, et dont il ne reste, peut-être, que cette interrogation passionnée : tout cela ne peut pas avoir servi à rien, ni la souffrance ni le bonheur… Il y a là une réalité atroce, fondée sur tout ce qui la nie : le temps, la vieillesse, la mort. Situation intolérable. Mais il n’est de situation intolérable à laquelle il semble que le destin des hommes ne soit précisément de s’habituer. Vivre à la surface de choses… Mais les gestes séculaires de cette ménagère, comme dans tous les foyers où s’allumait une lampe, laissaient flotter, ainsi qu’une épave entre deux eaux, l’évocation poignante du bonheur, beaucoup plus que le bonheur lui-même… Parce que rien n’est innocent sur la terre : à quelle terrible absence notre expérience de la vie – l’affreuse mémoire contaminante – ne finit-elle pas par aboutir ?… Tout a déjà eu lieu au moins une fois : comment vivre à la surface des choses, alors qu’à chaque instant la vie nous contraint à essayer de retrouver un secret perdu.