Parfois, si le temps se gâtait, il restait à coucher le soir et ne redescendait à Florac que le lendemain matin, de façon à regagner son poste une demi-heure avant l’office : c’est à lui qu’entre autres revenait le soin, tous les dimanches, de sonner la cloche et de balayer le temple ; mais il parlait surtout à sa mère des petits travaux de rangement, de correspondance ou d’écriture auxquels le pasteur désirait le former : M. Barthélémy, lettré et féru d’histoire – la petite – consacrait ses heures de liberté à étudier les figures du terroir qui s’étaient illustrées par les armes ou par l’influence pendant les guerres de religion ; de temps en temps, il publiait à leur sujet des monographies pertinentes qui lui assuraient l’estime des érudits et dont il ne détestait pas de donner la primeur à de petites soirées où fréquentait la meilleure société du département. Il travaillait en ce moment à un ouvrage plus important sur le « Théâtre sacré des Cévennes », attendu avec beaucoup d’intérêt dans ces milieux sensibles à la survivance d’un passé héroïque, et où l’autorité de ses sources ainsi que la clarté de son propos l’avaient maintes fois distingué. Son altruisme achevait de lui rallier tous les suffrages, notamment le dévouement dont il venait de montrer une nouvelle preuve en recueillant chez lui ce jeune estropié dont la famille avait eu des malheurs, et à l’établissement de qui il ne ménageait ni son temps ni sa peine : si, dans son esprit, il était hors de question que son protégé pût seulement ambitionner un rôle inaccessible à ses faibles dispositions, en revanche, il se proposait d’en faire un excellent secrétaire, consoliderait son instruction, élargirait ses connaissances ; par la suite, il ne manquerait pas de librairies protestantes où toujours le caser. Qu’est-ce qu’un petit montagnard sans bagage pouvait espérer de plus ?
L’automne entra dans sa période triomphale. La métamorphose des bois commençait toujours par les hauteurs, où des gerbes de couleurs incandescentes, jaillies au cœur de la verdure, éclairaient les pentes et amorçaient rapidement la combustion éclatante de la forêt.
Jours calmes, sans inquiétude du lendemain, repus comme des fruits mûrs ; ciel pur, sans ride, fumées montant des bois encore feuillus où s’étouffaient le cognement des haches et le craquement souple des arbres qui s’abattaient ; herbes et bouquets d’orties sifflaient contre les murs comme un feu de sarments : les derniers insectes, dans ces nids abrités, tiraient un ultime profit des restes que l’été avait laissés derrière lui en se retirant, foyers isolés qui jalonnent le sillage d’un incendie et brasillent jusqu’aux pluies d’automne.
Les murs, vernis d’humidité du côté de l’ombre – d’une fraîcheur mordue par un froid qui arrivait de plus loin que cette ombre – fumaient au soleil en scintillant de toutes leurs facettes micacées. Cours de fermes encombrées de toutes sortes d’outils accrochés contre les murs ou abandonnés à leur rouille dans les coins, de charrettes désaffectées à moitié ensevelies sous le fumier, de troncs prêts à être débités – luisantes, dans l’air lavé du matin qui donnait à toute chose une présence aiguë, une netteté magique, naïve, et où les volailles, les animaux domestiques, dociles à l’air du temps, évoluaient au ralenti au milieu de ce désordre artisanal et sapide de Riches Heures qui préparait – on ne savait à quoi ; peut-être à une lente et imperceptible décantation des couleurs et des volumes – l’arrivée des hivers médiévaux, ceux des plaines flamandes ou des landes celtiques, comme une victoire à long terme de la modération, de la patience et de l’âge sur la folie du printemps ou l’amour ruineux de l’été.
Les premiers brouillards grimpaient de plus en plus haut, remontant les vallées à la rencontre de soirs de plus en plus rouges. Les jardins de la vallée, maintenant, perdaient eux aussi leurs feuilles, avec l’élégance et la noblesse désespérées des derniers aristocrates ; les grilles closes et les persiennes bouclées des habitations de vacances portaient la marque d’un deuil récent, semblaient avoir été témoins d’une agonie pathétique ; cette consternation merveilleuse des parcs, avec leurs massifs de roses corrompues et leurs allées tapissées d’or ne pouvait pas ne pas impliquer la disparition prématurée d’une jeune personne de grande beauté, morte d’une mort ambiguë, en griffant de ses ongles les draps, dans un spasme terriblement semblable à celui de la volupté. Dans un coin, exotique et transi, un kaki dépouillé de son feuillage s’obstinait à exhiber ses fruits rouges, avariés pour la plupart, quoique féeriques dans la désolation générale.
Tous les matins, avant de visiter ses malades, le docteur se donnait un peu d’exercice en ratissant les graviers de son jardin et, pommettes rouges, mains engourdies, goutte au nez, brûlait les feuilles mortes ; la fumée se perdait, presque invisible dans un ciel terne et froid dont le soleil n’avait pas encore dissipé les brumes. Solitaire derrière un banc, un arrosoir vide communiquait à ce fond de jardin une atmosphère presbytérale et mélancolique – d’une mélancolie fin de siècle : l’endroit ressemblait au jardin du collège Saint-Stanislas, à Nîmes, où, vers les années 1908, le docteur se trouvait pensionnaire. Voilà, se disait-il, où et comment s’achève la barbarie de l’été – la barbarie de la vie : dans ce dépouillement exsangue, berceau d’une conscience frileuse – anglaise, se plaisait-il à préciser – vouée aux raffinements de l’égocentrisme et de la pudeur, avant qu’elle ne s’éclipse d’une scène où la pièce fut parfois d’un goût douteux.
14
Abel Reilhan avait presque terminé ses coupes : on arrivait en décembre. Bientôt, la forêt serait vide et sonore comme ces salles de bal qu’on dépouille de leurs ornements et qu’on ferme pendant tout l’hiver.
Talonné par la mauvaise saison, il lui arrivait, de plus en plus souvent, pour activer son travail, de passer la nuit sur place, dans une de ces baraques en bois que les forestiers abandonnent à la fin d’un chantier ou avec les premières neiges. Au lever du jour, lorsque les carreaux sales de la petite fenêtre commençaient à pâlir dans l’obscurité, il repoussait les couvertures, quittait son châlit grinçant, allumait du feu dans un vieux poêle en fonte tout démoli sur lequel il faisait réchauffer la soupe que sa mère lui préparait pour plusieurs jours, poussait la porte, respirait le froid tonique de l’aube en roulant sa première cigarette. Dans la pénombre de la clairière, les troncs de hêtres ébranchés composaient un ordre satisfaisant, offraient une sorte de sécurité devant le mystère toujours un peu inquiétant de la forêt silencieuse : c’était l’heure à laquelle il n’y avait pas encore un souffle d’air. Assis sur la marche de bois du seuil, il avalait sa soupe chaude par petites lampées bruyantes, le dos voûté, sa casquette de chasseur enfoncée jusqu’aux oreilles, une grosse écharpe de laine enroulée autour du cou ; il était toujours surpris de la rapidité avec laquelle ce monde décoloré s’éclaircissait, quittait l’ombre pour la lumière dans une gradation de clarté difficile à percevoir cependant ; les premiers coups de vent qui rabattaient la fumée du poêle annonçaient régulièrement l’arrivée du soleil ; il empoignait sa hache, gagnait la coupe, et dès que la lumière horizontale, d’un rouge glacé, incendiait la cime des montagnes, lentement, en réchauffant ses muscles encore gourds de sommeil et du froid de la nuit, il attaquait un arbre à sa base, dans un giclement d’aubier qui étoilait chaque morsure du bois par l’acier. Jusque vers midi il travaillait ainsi sans relâche, insensible à la fatigue, presque sans effort, dans l’ivresse du mouvement continuel de ses bras, qui semblaient emprunter leur rythme aux battements de son sang – inconscient du temps qui passait, de l’heure qu’il était, aveugle à ce qui l’entourait, comme dépossédé de lui par l’enchaînement de ces coups profonds qui ébranlaient la charpente des arbres et faisaient trembler le sol sous ses pieds. Au moment où le soleil atteignait le sommet de sa course, il sentait son estomac vide lui réclamer sa pitance comme un animal qui eût vécu d’une vie indépendante : les mouvements réguliers de sa hache finissaient par communiquer à ses bras une frénésie insatiable qui le possédait plus impérativement que la faim. Il se redressait, essuyait sa figure ruisselante, le dos au soleil, attentif, pour la première fois de la journée, à la rumeur des autres camps perdus dans la forêt, et que l’heure de la pause apaisait un peu partout ; de loin en loin, des fumées bleues montaient du milieu des bois, s’étalaient à leur surface en molles nébuleuses parfaitement immobiles. On entendait cogner une hache obstinée, quelque part sous les couverts, dont l’écho rendait les bruits difficiles à localiser, et pétarader une « Homélite » comme une pétrolette qui eût gravi des bosses de terrain à grands coups d’accélérateur ; quelques arbres s’abattaient encore avec un froissement d’étoffe déchirée, suivi d’un choc sourd ; puis le silence retombait sur la forêt tranquille, comme une trêve étrange au milieu d’un combat ; des voix, parfois des chants ajoutaient à cette paix une nonchalance heureuse, l’atmosphère des tribus qui ont déposé les armes pour vaquer à des occupations ménagères à l’approche des grands froids. Assis dans les feuilles mortes et les copeaux de bois secs qui délivraient des odeurs de thé et de champignon, Abel, le dos appuyé contre celui, presque humain, d’une roche, savourait la tiédeur du soleil sur une digestion de soupe et de pain trempé ; il somnolait ainsi jusqu’au moment où les bois retrouvaient leur activité ; parfois il observait un lézard immobile, comme lui, plaqué contre la roche, en train de nourrir de ces dernières heures de soleil sa chair glacée, à peine différent de la roche contre laquelle il s’écrasait, béat comme lui, indifférent à tout ce qui n’était pas son instinct de conservation. Passait une ombre ; l’homme levait la tête, regardait un nuage traverser le ciel, puis, comme pris d’une inspiration subite, il se remettait à l’ouvrage jusqu’à la tombée de la nuit, comme si le passage d’un nuage avait suffi à déclencher en lui un goût obscur de l’aventure, instinctivement lié à celui de l’effort et du mouvement.