L’arrivée de la nuit était peut-être un des moments de la journée qu’il aimait le mieux ; une fois les troncs empilés, prêts à être emportés (désormais par le cheval que lui avait offert son futur beau-père : gain de temps, moins de fatigue inutile, plus de schlitte à hisser ou à retenir, ni de chargements dégringolant le long des pentes), il rangeait ses instruments de travail, bourrait le poêle : les nuits étaient glaciales, bricolait, rafistolait, conforté, malgré la fatigue du soir, par la même intense sensation de plénitude et de sécurité que celle qu’il éprouvait à l’aube – et qu’il avait éprouvée quotidiennement, six ou sept ans avant, lorsque les événements l’avaient contraint à prendre le large, à vivre seul, là-haut, dans cette bergerie abandonnée où il faisait ce qu’il voulait, où personne ne dérangeait ses habitudes ni contrecarrait ses envies. Ici, c’était la même chose : libre, heureux comme un roi ; pas de discussions ni de comptes à rendre – cracher, roter quand ça lui chantait – bien, quoi. Un peu avant la nuit, il prenait la vieille pétoire de son père (elle le suivait partout) et allait faire un tour dans les bois, pour essayer de tirer une grive, un merle, ou quelque oiseau branché, surpris : la pétoire ne pouvait guère atteindre qu’une cible rapprochée et immobile. Cette marche entre chien et loup aiguisait en lui des instincts de chasse et d’affût ; au débouché du bois, devant une lande grise incertaine, il s’accroupissait à l’abri d’un buisson de genêts, scrutant l’espace où se dessinait encore, noir comme de l’encre, le lacis des hautes branches sur lesquelles une proie se fût nettement découpée ; dans le bleu marine très pur du couchant, les petits points liquides des étoiles commençaient à trembler à travers les arbres. Comme s’il lui avait fallu longtemps pour affluer à travers le silence, le souffle du torrent parvenait jusqu’à lui, s’amplifiant avec la nuit. Au loin, parfois, un bruit de moteur ahanait, soudain coupé net par le relief, quand le véhicule prenait un virage. On entendait aussi aboyer un chien, encore plus loin, du côté des fermes perdues sur le plateau, où rentrait sans doute un chasseur… L’aboi, que le froid et l’obscurité de la nuit semblaient encore éloigner, apportait, dans cette pure attente d’un gibier hypothétique, une douceur mystérieuse, qu’on eût dit revenue depuis le fond de l’enfance. Il l’écoutait, sentant tout à coup monter autour de lui le froid de la terre, incapable de rien comprendre à cette gêne bizarre et agréable qui se glissait en lui chaque fois qu’il entendait aboyer ainsi un chien à la tombée de la nuit.
Alors il rentrait – du reste toujours bredouille –, allumait une bougie, dînait dans la tiédeur du poêle d’un morceau de pain et de fromage, les coudes appuyés sur les cuisses, la tête dans les épaules, dans une attitude que sa fatigue rendait pensive. Après la dernière cigarette de la journée, fumée devant le poêle en écoutant respirer la forêt et soupirer le feu, il s’enroulait dans une couverture et s’endormait d’un coup – d’un sommeil aussi complètement dépourvu de vie que la mort.
D’autres fois, un vent mou, soufflant par à-coups, se levait au milieu de la nuit, faisant craquer les cloisons légères de la baraque et grincer les branches d’un hêtre contre la tôle ondulée du toit ; arraché à son sommeil par ce raclement saccadé, il se levait pour jeter un coup d’œil dehors, attiré malgré lui par cette rumeur grave, marine, qui donnait à la nuit appareillante l’ampleur et la majesté du grand large : quand il ouvrait la porte, il recevait au visage, comme une bouffée d’embruns à l’écoutille d’un bateau, la senteur humide et profonde des bois que ce vent poisseux soulevait à l’approche de la pluie.
Ces nuits-là, le ciel était un vaste chantier de nuages en mouvement ; ils arrivaient du sud à l’assaut des montagnes, roulaient en se déchirant devant la lune, qui semblait elle-même remonter le courant de cette cavalcade silencieuse, en glissant rapidement de trouées de ciel en trouées de ciel aussi noires que l’eau d’un lac. Cette marée montante qui installait la pluie sur les hauteurs pendant plusieurs jours, parfois des semaines entières, précipitait l’arrivée de l’hiver plus sûrement que des froids secs, dont on avait souvent une garantie de beau temps jusqu’à la fin de l’année.
Il ne détestait pas de travailler dans cet univers de feuilles détrempées et de brume qui cotonnait la vue autour de lui dans un rayon de quelques mètres. Ce n’étaient pas ces grosses pluies de printemps ou du début de l’automne, qui font déborder les torrents, ravinent les pentes, défoncent les chemins, fouettent les murs à l’horizontale, tambourinent contre les vitres et noient le paysage en bouclant les plus intrépides devant leur feu ; plutôt une lente pénétration aérée de la forêt par un crachin à peine plus dense que le brouillard et qu’il ne lui était pas désagréable de respirer, tandis qu’à chaque coup de hache l’arbre au-dessus de lui lâchait une brusque ondée dans le périmètre de ses branches. Ces soirs de pluie où la nuit tombait plus vite, il en profitait pour descendre à Maheux et reconstituer ses provisions de bouche pour la semaine ; malgré le confort relatif qu’il y retrouvait, ces retours à ce qui, pour lui, représentait la vie civile, ne lui plaisaient guère ; et en débit des dissuasions de sa mère, il repartait le lendemain pour ses bois dès la première heure, lesté d’un pain, de quelques fromages, de soupe fraîche et de piquette, aspirant goulûment l’air froid des grands espaces, comme si le souffle lui avait manqué de passer une seule nuit dans une maison normale.