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Pour le moment, il avait surtout peur de garder sur lui toute sa vie les marques indélébiles et rédhibitoires de ses origines misérables ; d’être un petit pauvre arrivé par charité et à la force du poignet, mais qui sentira toujours le pauvre, à qui échapperont un jour ou l’autre des réflexes de pauvre, encore plus horribles fortune faite : anciens paysans qui avaient réussi dans le commerce – ou qui avaient su tourner la guerre à leur profit – et dont on sentait bien qu’il faudrait deux ou trois générations pour que disparaisse l’envie de retourner, au moment du fromage, leur assiette en porcelaine de Limoges pour le manger : ainsi faisaient les siens, et tremblait-il de le faire.

Sa mère elle-même, craignant que l’état désastreux du chemin n’empire celui de sa jambe, avait encouragé sa démission en lui conseillant, la mort dans l’âme, d’attendre que l’hiver passe, que la neige fonde et que sa situation se consolide pour remonter lui tenir compagnie tous les samedis. Naturellement, le lascar ne se l’était pas fait dire deux fois : elle ne le vit plus arriver qu’un samedi sur deux, puis sur trois, et bientôt sur quatre, et d’autant plus empressé à lui concéder sans résistance la nuit et une partie de la matinée du dimanche, qu’il fallait bien rattraper un peu les défections précédentes, sinon racheter d’avance celles, innombrables, qu’il lui réservait pour l’avenir. La fin de l’hiver arriva, les jours meilleurs revinrent : lui pas. Maintenant, le pli était pris.

Quant à son frère, il ne le voyait pratiquement jamais. Que ce soit chez lui ou à Florac, il faisait tout son possible pour l’éviter. C’était un véritable supplice de le voir vivre, de passer plus de dix minutes avec lui ; un supplice qu’on puisse les apercevoir ensemble dans la rue. Ces cadeaux que vous fait la nature ! Ces endroits où elle vous fait surgir ! Y avait-il jamais eu quelque chose de commun entre eux ? L’enfance était loin, elle et ses alliances éphémères, son illusoire solidarité ; les prises de conscience qui tôt ou tard lui succèdent se transforment très vite en règlements de compte. Depuis son accident, et même depuis bien avant, il avait passé tant d’eau sous le pont qu’ils étaient devenus l’un pour l’autre des étrangers ; encore eût-il fallu, pour que cette expression ne soit pas une comparaison humiliante, que ce rustre insondable ne fût pas étranger à lui-même, comme l’est un animal. Savoir. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer dans sa tête ? S’y passait-il seulement quelque chose ? Un sanglier a-t-il les moyens de se trouver une fois dans sa vie en présence de lui-même ? « Il n’existe pas », se disait-il, atterré – mais ce qui l’atterrait ne concernait pas la personne de son frère… C’était quelque chose de plus général et de plus trouble. Une inquiétude récente. Lorsqu’il s’approchait de lui pour l’embrasser, et que l’autre lui soufflait à la figure son haleine de fossoyeur, empestant le fauve, la nicotine froide, le gros rouge et le goudron aigre – toujours le goudron du hêtre, qui sent la vache – il ressentait moins du dégoût que de la rage. Rage sourde, impuissante, dont il continuait à s’enivrer au cours du repas ou de la veillée qui les avaient accidentellement réunis, et qu’il soulageait comme il pouvait, en s’y enfonçant davantage, en observant sa victime, sa façon de rouler une cigarette, la bouche grande ouverte par la minutie de l’opération, la langue tremblant entre le nu luisant des gencives, d’un rose humide et vulnérable de chèvre enfourchée… cette casquette sempiternellement vissée sur ses oreilles congestionnées, violettes, fripées comme une membrane de chauve-souris ; ses pattes de maçon, craquelées par le ciment, dures comme lui, si compactes qu’on n’y sentait battre aucune vie, circuler aucune chaleur, qu’on avait l’impression d’empoigner la main rongée d’une statue ; et il écoutait avec une sorte d’horreur voluptueuse sa respiration asthmatique, compliquée d’une multitude de petits sifflements auxiliaires que laissent échapper les bronches goudronnées. De temps à autre, l’animal éructait dans le feu de respectables giclées noirâtres qui ravivaient la rage de son frère, et même l’éclairaient un peu : c’était, en partie, la rage que rien ne puisse entamer cette innocence cosmique, minérale. Tout cet hiver, le sachant à la scierie, Joseph s’était arrangé pour ne jamais sortir à une heure où il risquait de se rencontrer nez à nez avec lui ; il n’avait qu’une peur, c’était d’entendre, au hasard d’une course, tonner dans son dos la voix du colosse : « Holà, Joseph ! Kek-tu-fous-là ? » Et lui, Joseph, parlant haut à son tour, et dans le genre petit nègre, comme aux séniles, aux enfants ou aux arriérés mentaux. Cinq minutes de cauchemar, pendant lesquelles il lui fallait soutenir une conversation lamentable, exténuante, prendre une contenance dans laquelle il jetait toutes ses forces pour concentrer son attention et se conformer à l’image que l’autre devait avoir de lui – sans trop savoir du reste ce qu’elle était – et crainte de se sentir jugé, ou ridicule aux yeux d’un bûcheron qui n’avait pas trois cents mots de vocabulaire ! Plusieurs fois déjà il avait été contraint en public de se livrer à cet exercice épuisant. Ces brèves rencontres, qui lui réclamaient une tension considérable, mettaient ses nerfs à rude épreuve, et lui sur le flanc pour plusieurs heures ; il sortait de là ruiné, au propre et au figuré, comme si la position acrobatique qu’il avait dû infliger à son esprit avait entraîné une grande dépense d’énergie musculaire. Il regagnait son poste humilié et déprimé, avec des gestes désordonnés et des éclats dans la voix qui n’étaient pas habituellement les siens, séquelles des acrobaties, et nouvelles violences pour retrouver sans transition son apparence civilisée, guère encore plus naturelle que l’autre.

Allongé sur son lit, où il reprenait des forces, il essayait d’imaginer ce que serait le comportement de son maître et modèle en pareil cas ; mais à son désespoir, il concluait que son raisonnement n’était pas bon, car M. Barthélémy, ni aucune autre personne un peu élevée ne risquaient de se voir affligés d’un frère de cette sorte. Il sombrait pour le reste de la journée dans un abîme de désespoir. Il s’étudiait dans une glace, observait la cicatrice de sa lèvre, reniflait l’odeur de sa peau, glorieuse comme chez tous les rouquins, se haïssait. Se mettait à son travail, écrivait, recopiait, et haïssait son écriture. Lisait.

N’arrivait pas à comprendre ce qu’il lisait, et se haïssait à travers le livre. Allait s’enfermer dans le temple, et astiquait rageusement les bancs, pour se punir et se délivrer de sa haine ; cette tâche servile était la seule dont il soit digne. Une bonne nuit de sommeil était nécessaire pour récupérer un peu d’espérance en l’avenir. Il fallut également quatre saisons de plus (et les défections qui les agrémentèrent) entre lui et les siens pour cicatriser ces vilaines blessures.

Vers Pâques de l’année suivante, Joseph ayant accompli de grands progrès dans le vocabulaire et dans la sveltesse, M. Barthélémy, qui avait une idée derrière la tête, lui fit la surprise de l’emmener avec lui passer une quinzaine de jours en Suisse, où il possédait quelques parents d’une branche émigrée, enrichie par le négoce du chocolat et des livres pieux, dans une alternative décente.

Après deux changements de train, ils prirent une micheline d’une vélocité diabolique, qui reliait en quelques heures l’Espagne à la Suisse. En passant la frontière, Joseph, qui voyageait pour la première fois de sa vie, eut l’initiative de constater que les arbres, les nuages, les routes, les maisons qui défilaient le long de la voie avaient quelque chose de suisse ; des vaches suisses broutaient l’herbe suisse en regardant passer leur train. Pas même le soleil, ici, qui ne fût d’essence suisse : son front rouge émergeait des sommets de sucre cristallisé et de crème fraîche avec une espèce de débonnaireté exemplaire, comme si les Puissances Supérieures Suisses l’avaient annexé. On eût dit, également, que M. Barthélémy se métamorphosait, resplendissait d’un nouvel éclat : l’éclat suisse. En descendant du train, en prenant un taxi, en pénétrant dans le hall, presque aussi vaste que celui de la gare, de l’hôtel, Joseph, stupéfait, s’aperçut que M. Barthélémy n’était pas français, mais suisse : il semblait qu’entre le luxe affairé de cette ville, la propreté surnaturelle de ses rues, et la personne de son maître, existât une affinité mystérieuse. Son admiration pour lui s’augmenta d’une respectueuse perplexité : Joseph se demanda si Dieu, Lui aussi, n’était pas suisse.