Выбрать главу

Le matin, après de somptueux petits déjeuners, congrès, travaux, le pasteur prenait des notes que lui recopiait et lui classait ensuite son factotum. L’après-midi était consacré aux courses, visites, mondanités. Les lunettes de M. Barthélémy jetaient mille feux ; lui-même rayonnait. Pendant ce temps, Joseph rapetissait à vue d’œil ; ces activités, ces rencontres, cette effervescence lui donnaient l’impression de ne guère peser plus lourd qu’un fétu de paille ; ce n’était pas devant les Alpes qu’il se sentait petit, mais au milieu de tous ces magasins, hôtels, banques, voitures, dont le fonctionnement harmonieux dépassait son entendement. Toutes ces richesses l’humiliaient, surtout parce qu’il n’arrivait pas à réaliser clairement le nombre incalculable de prodiges qu’il avait fallu multiplier au cours des siècles pour obtenir de tels résultats.

Un après-midi, ils entrèrent dans une sorte de drugstore qui, avec ses photos de villages arabes et de palmiers dans les vitrines, tenait en même temps de l’agence de voyage, et où le silence semblait lui-même conçu et réalisé par la technique à laquelle on devait ce laboratoire de luxe.

Parmi les clients (ils paraissaient d’une gravité singulière), circulaient de jeunes personnes aussi élaborées que le décor, et dont l’uniforme bleu pâle ainsi que le calot impertinent rappelaient ceux des hôtesses de l’air – ou d’une armée du salut dessalée par Coco Chanel ; il s’agissait en réalité d’hôtesses du ciel, et cette agence était en quelque sorte celle du Grand Voyage : la librairie religieuse où le pasteur venait d’entraîner imprudemment Joseph appartenait à un de ses cousins dont les élans mystiques avaient sublimé dans l’ouvrage sacré et la collection édifiante les super-bénéfices réalisés dans le chocolat, telle une rose au milieu des immondices.

C’était un homme d’une longueur étonnante, solen-elle, avec une mine à l’avenant, les ongles larges et plats des constitutions insatiables, et de vastes surfaces de chair à nourrir, lisses et inexpressives comme la vertu dont elles procédaient ; cette immobilité épidermique donnait une grande impression de solennité : quel que fût son propos, il avait l’air d’annoncer la Mauvaise Nouvelle.

« Mon cousin et moi avons à parler, dit au bout d’un moment M. Barthélémy à Joseph, regarde donc si tu trouves ces livres. »

Il lui remit une liste d’ouvrages introuvables, ou épuisés, et les deux hommes s’enfermèrent dans un bureau de promoteur américain pour y conspirer tranquillement.

Joseph demeura tout seul parmi ces jeunes Suissesses laiteuses dont il n’était pas concevable qu’elles eussent un système digestif, à l’instar des françaises ; leurs mollets ronds, d’une rondeur enthousiasmante, succulents et charnus dans leur gaine de soie, leurs nuques frisottées, leurs lèvres toniques mirent ses avantages en révolution. Il ne savait plus ou donner des yeux, tant toutes étaient belles, et tant elles l’étaient des pieds à la tête. Ses doigts tremblaient de la pointe, comme ceux des buveurs de vin blanc ; il tirait tout le temps son mouchoir et faisait semblant de se moucher, moitié par honte de son bec-de-lièvre, moitié pour dissimuler ce tremblement. La blondinette pulpeuse préposée à son service lui tendait de temps à autre livre, d’un air caressant, comme s’il y avait dans ce livre un billet de rendez-vous ou la clef de sa chambre. Joseph se sentait transpercé ; il avait impression que si sa chair sevrée entrait en contact avec celle de la jeune Helvétique qui s’agitait sous son nez dans un froissement électrique de soies cachées, il prendrait feu d’un coup, ou exploserait. Lorsque la récolte de livres (répliques approximatives de ceux indiqués sur la liste, mais qu’il vénérait déjà à cause de leur provenance) fut terminée, elle lui prit la pile des mains. Il sentit ses doigts sur les siens. Cela fit comme une décharge de haute tension, et s’il ne prit pas feu, ce n’est pas faute d’avoir le cœur et les reins en ignition.

« Si vous voulez bien me suivre, monsieur…»

Jusqu’au sommet du Mont-Blanc ! Et en la portant sur le dos par-dessus le marché !

Il avançait sur ses talons, dans le paradis de sa démarche, en humant le plus léger indice du fumet de sa personne, comme un chien de chasse magnétisé par le fumet du lièvre. Il imaginait la vie privée de la jeune fille ; influencé par les moquettes et l’éclairage intime de son lieu de travail, la voyait vivre dans le luxe, ignorer les obscurs, éconduire une armée de tigres, accorder ses pâmoisons à un jeune monstre cynique, revenu de tout, blasé de naissance.

La cueillette des livres achevée, elle l’ignora incontinent, et reporta sur un nouveau client son attention exquise. La vie se retira de lui comme l’eau dans le sable : loin de cette source, tout devenait aride. Il songea sérieusement à regagner sa ferme natale pour y mourir loin des cruautés de la civilisation.

« Comment trouves-tu cette librairie ? » demanda le pasteur au moment où ils quittaient ce lieu de délices et de souffrances.

Joseph, d’une voix appauvrie, fit entendre un son inarticulé, comme s’il était pris d’une faiblesse générale.

« Je savais que ça te plairait », dit le pasteur, en interprétant le gémissement de Joseph dans le sens qui l’arrangeait. Et d’un air dégagé :

« Si tout marche bien d’ici là, tu viendras peut-être faire un stage de quelques semaines en octobre. »

Le bruit que le pasteur obtint en réponse ressemblait à l’autre comme un frère, mais une oreille plus attentive eût décelé qu’il était exactement l’envers du premier, comme si le sang accouru de nouveau dans les veines de l’élu à cette perspective ravissante avait inversé ce commentaire éloquent.

Ce fut une nuit terrible (ils rentraient en France le lendemain). Chaque fois qu’il évoquait les mollets ronds, les hanches, la poitrine, et toute cette pulpe chaude qui gonflait et respirait là-dessous, ces images déclenchaient en lui des décharges d’un poison délicieux : son sang, ses nerfs répandaient dans son corps le désir et son exquise souffrance. Il n’était pas capable, à son niveau d’évolution sexuelle (de tristes épanchements solitaires), d’imaginer quoi que ce soit de précis à propos de la jeune fille : il avait simplement envie de la manger.

Chaque fois qu’il pensait : je vais venir passer quelque temps au milieu de ces filles, il ressentait, dans son lit, exactement ce qu’il eût ressenti si on l’avait poussé d’un coup dans le vide : violent spasme d’angoisse, ventre fauché par la chute, contraction interne, à mi-chemin entre une torsion d’entrailles comme celle du trac, et ce picotement intime, équivoque – malsain –, qui annonce les vagues de boue de la jouissance.

Puis il sentait comme un courant d’air glacial souffler sur ses méninges surexcitées, éteindre son enthousiasme : c’était le « si tout marche bien d’ici là » du pasteur qui douchait sévèrement son espérance et son ardeur. On était en avril. Il comptait sur ses doigts. Encore six mois avant d’entrer au Paradis. Six mois pour prendre une Mâle Autorité, gagner complètement les bonnes grâces de M. Barthélémy ; il faudrait mettre les bouchées doubles ; ne pas s’embarrasser de choses inutiles ; se débarrasser de certaines contraintes qui n’étaient plus du tout compatibles avec ces nouvelles relations, ni avec le brusque virage que venait d’amorcer sa vie. Son frère. Sa mère. Surtout son frère. L’imaginer débarquant avec ses gros godillots et sa dégaine de troupier dans cette Jérusalem terrestre, dans cette bonbonnière – pleine de quels bonbons ! – « Kek-tu-fous-là, Joseph ? » Il en avait des sueurs froides. Qu’allait-il leur dire, là-bas, en arrivant ? Rien, pour le moment ; il valait mieux se taire, garder le secret : le triomphe éclaterait par la suite, avec la violence d’un scandale. Certes, il serait démangé par l’envie d’en parler – de parler de n’importe quoi qui, de près ou de loin, ait quelque rapport avec ELLE :