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Voilà ce qui entrait chaque jour avec très peu de variantes dans la tête de Jean-Louis Martin. Sept jours sur sept.

Au début, le malade du LIS appréciait la télévision, cette vieille compagne d'enfance. En restant plus longtemps à la contempler, il se mit à l'étudier avec un peu de recul. Il percevait les intentions cachées des animateurs, des programmateurs des chaînes. Il comprenait comment la télévision devenait un outil fédérateur. Elle influençait les spectateurs pour les persuader de trois injonctions subliminales: restez calmes, ne faites pas la révolution, essayez d’amasser le plus d'argent possible pour pouvoir consommer les derniers produits à la mode qui vous permettront d’épater vos voisins.

Il percevait également une autre action subliminale de la télévision: elle incitait à isoler les individus. C'était subtil.

La télévision incitait les enfants à juger leurs parents rétrogrades et les parents à juger leurs enfants débiles. Elle permettait de tolérer qu'on ne se parle plus à table. Elle faisait croire qu'on pouvait devenir riche simplement en se rappelant la date d'une bataille historique dans un jeu quizz.

Au bout de quinze jours, Jean-Louis Martin ne supportait plus cet objet qui lui enfonçait en permanence dans la tête des messages auxquels il n'adhérait pas.

Il avait connu la monotonie de l'obscurité, la monotonie de la lumière, et maintenant il affrontait la monotonie des idées.

Il le fit comprendre à Fincher.

Le neuropsychiatre lui proposa alors de choisir sa chaîne en exprimant un oui du un non à l'énumération de chacune.

Nouveau ballet ce paupière. Il opta pour la chaîne des documentaires scientifiques.

Dès lors, Jean-Louis Martin ingurgita jusqu'à seize heures de sciences par jour. Enfin il avait trouvé un stimulus dont il était insatiable. Il y avait tellement de sciences différentes, tellement de découvertes étranges, tellement de connaissances à assimiler.

Cette chaîne était un pur festin pour l'esprit. Parce qu'il en avait le temps, parce qu'il en avait l'envie, Jean-Louis Martin, ancien cadre moyen de banque régionale section contentieux, était en train d'apprendre simultanément toutes les sciences seize heures par jour. Parce qu'il n'était dérangé par rien ni personne, son attention était totale du début à la fin de chaque émission. Il mémorisait chaque image. Il mémorisait chaque parole et il constatait que les capacités de son propre cerveau étaient extensibles à l'infini.

Durant cette période d'auto-éducation scientifique, pour la première fois, Jean-Louis Martin se dit: «Finalement tout ne va pas si mal que ça pour moi.» II avait moins peur du lendemain. Plus il apprenait, plus il voulait apprendre. Dès qu'il avait abordé la médecine, il avait voulu connaître la biologie et la physique.

Il se rappelait que, avant lui, Léonard de Vinci, Rabelais ou Diderot avaient eu pour ambition de connaître toutes les sciences de leur époque. Jean-Louis Martin se découvrait la même ambition.

La science, plus que toutes les autres formes d'expression de l'intelligence humaine, était en renouvellement permanent et connaissait une évolution exponentielle, tel un train emballé n'arrêtant jamais d'accélérer. Plus personne ne pouvait le rattraper. Et Jean-Louis Martin avait le privilège d'avoir le temps de suivre tous les épisodes de ses progrès.

Evidemment, il se passionnait plus particulièrement pour tout ce qui avait trait au cerveau et au système nerveux.

Dès lors, son choix fixé, il voulut comprendre les mécanismes profonds de la pensée. Quand il entendait un scientifique expliquer ses recherches, il se posait toujours la même question: «Qu'est-ce qui se passe vraiment dans son propre cerveau? Qu'est-ce qui le pousse à agir?»

37.

Qu'est-ce qui nous pousse à agir?

ACTE II

TEMPÊTE SOUS UN CRÂNE

38.

Le vent.

Le mistral souffle dans les oliviers et pousse une neige jaune de flocons de mimosas. Semblables à des punching-balls, les cyprès se courbent puis reviennent narguer les bourrasques. Le ciel bleu marine est parcouru de nuages zébrés de tramées grises et violettes. Le soleil décide de se cacher définitivement derrière la mer alors que la Guzzi se gare devant une majestueuse villa du Cap-d’Antibes. A travers la grille d'entrée on peut distinguer la demeure. Conçue à la façon d'un vaisseau, cette maison tout en marbre noir est décorée de colonnes corinthiennes et de cariatides d'albâtre. Dans le parc, ceint d'un haut mur, quelques statues grecques semblant sorties d'une épave sous-marine surveillent les allées et venues. Sur la sonnette qui jouxte la grille s'inscrivent sobrement les deux noms: Fincher-Andersen.

Lucrèce Nemrod appuie sur la touche. Aucune réponse. Elle insiste plusieurs fois.

– Ma mère me disait toujours: «Un, s'informer. Deux, réfléchir. Trois, agir.» Commençons par examiner les lieux, annonce Isidore Katzenberg.

Ils font le tour de la propriété. Ils ne découvrent aucun passage, mais aperçoivent dans un angle un muret plus bas.

Lucrèce grimpe dessus. Une fois en haut, elle aide son comparse, qui se hisse avec beaucoup plus de difficultés.

Ils traversent le parc sans encombre. Aucune alarme ne se déclenche. Aucun chien ne se précipite à leurs basques. Les statues ne bronchent pas mais semblent les regarder.

Lucrèce toque en vain à la porte, puis revient sur ses pas, exhibe un rossignol et commence à travailler la serrure. Laquelle finit par céder. Les deux journalistes avancent prudemment, allument leur lampe-torche et en balayent l'entrée.

– Ma mère me disait de me comporter ainsi parce que je faisais souvent le contraire. D'abord j'agissais. D'où une catastrophe. Puis je réfléchissais: comment la cacher? Puis je m'informais des possibilités de la réparer.

Lucrèce récupère alors de justesse en plein vol une statuette de porcelaine que son compagnon a bousculée par mégarde. Ils éclairent le couloir, qui mène à un petit salon. Des tableaux sont pendus aux murs, tous signés du même artiste.

– Dites donc, il aimait bien Salvador Dali, notre neuropsychiatre.

– Moi aussi j'aime bien Dali, dit Isidore, c'est un génie.

L'appartement de Fincher est immense. Ils traversent le salon aperçu aux actualités télévisées, le jour de son décès. Ils découvrent une armoire à vins contenant des bouteilles d’une valeur inestimable. Une cave à cigares. Une vitrine pleine de cendriers piochés dans les palaces du monde entier.

– Vins précieux, cigares, grands hôtels, votre saint laïque et sa copine savaient vivre! remarque Lucrèce.

Ils passent dans une autre pièce. Celle-ci est consacrée aux jeux. Il y a encore des copies de tableaux de Dali mais, cette fois, il s'agit de tableaux centrés sur le thème des illusions optiques. Leur titre et leur année de création sont gravés dessous sur des plaques de cuivre: Le Grand Paranoïaque, une huile sur toile de 1936 où, si l'on regarde bien, un visage étrange apparaît progressivement parmi la foule; L'énigme sans fin, une huile sur toile de 1938 où un chien et un cheval figurent au milieu d'un lac; Le Visage de Mae West, utilisé comme appartement surréaliste, une gouache de 1935. Sur des étagères, toutes sortes de casse-tête chinois, et de jeux d'esprit. A côté, la bibliothèque. A gauche: des rayonnages consacrés aux grands explorateurs. Livres illustrés, video discs, sculptures. A droite: un coin voué à la Grèce antique. Le centre est entièrement réservé aux livres sur le thème d'Ulysse. Des analyses symboliques de L'Odyssée, l’Ulysse de James Joyce, une carte représentant le trajet probable du marin grec.