– Ulysse, encore Ulysse, vous croyez que cette obsession pourrait constituer un indice?
– Peut-être, mais nous aurions alors trop de suspects: le Cyclope, les Lestrygons, Calypso, Circé, les sirènes…
– … sans parler de Pénélope.
Ils gravissent l'escalier et débouchent dans une quatrième pièce tendue celle-ci de velours rouge, avec au centre un lit rond à baldaquin recouvert de draps chiffonnés et de dizaines de coussins. Il y a un miroir au-dessus du lit.
– C'est la chambre à coucher?
Ils entrent avec précaution.
Lucrèce ouvre un placard et découvre plusieurs ensembles de lingerie coquine ainsi que, dans des tiroirs, une collection d’objets destinés à des fantasmes sexuels compliqués.
– La septième motivation avait l'air de beaucoup les préoccuper, plaisante Lucrèce en tripotant un gadget articulé dont elle ne comprend pas bien l'usage.
Elle se penche ensuite sur des chaussures à talons stylets.
– Ça m'irait?
– Un rien vous habille, Lucrèce.
Elle fait la moue.
– Non, je suis trop petite.
– Vous faites des complexes.
– Sur ma taille oui.
Isidore s'empare d'un album de photos. Lucrèce vient les regarder par-dessus son épaule.
– La Thénardier voulait des photos d'Andersen toute nue chuchote-t-elle, là elle est carrément en corset ou en tenue latex. On n'a qu'à ramener ça. En couverture, ça pourrait faire un tabac.
– Ce serait du vol, Lucrèce.
– Et alors? J'étais cambrioleuse avant d'être journaliste.
– Moi j'étais policier avant d'être journaliste. Je ne vous laisserai pas les emporter.
Ils remarquent des clichés d'une fête avec toujours les mêmes personnes et, au-dessus, un sigle: CIEL.
– Le CIEL? Vous en avez déjà entendu parler?
– Ce doit être une association locale. Voyez plus loin l'appellation en clair: Club International des Epicuriens et Libertins.
Isidore poursuit son examen. Sur plusieurs photos, Natacha Andersen et Samuel Fincher posent à l'occasion de festivités du CIEL.
– Ça paraît un truc de sexe, un club échangiste ou quelque chose comme ça. Ah, décidément la septième motivation est puissante.
– Et vous, Lucrèce, qu'est-ce qui vous motive? demande à brûle-pourpoint Isidore.
Elle ne répond pas.
Une sonnerie stridente les fait sursauter. Un téléphone. Les deux journalistes ne bougent pas. A côté d'eux, un autre bruit. Comme des draps qu'on remue. Ils n'avaient pas remarqué que, sous le tas de draps et de coussins empilés sur le lit, il y avait un corps.
Natacha Andersen se réveille. Eux se précipitent derrière la porte. Le top model maugrée et presse deux coussins contre sa tête pour ne plus entendre la sonnerie. Le téléphone continue cependant de retentir. La jeune femme se résigne à se lever.
– Dormir. J'aimerais tant dormir. Tout oublier. Ne plus avoir de mémoire. Dormir. On ne peut pas me laisser dormir! Bon sang!
Elle enfile un peignoir de soie et se dirige en traînant les pîeds vers le téléphone. Elle ôte les boules Quiès de ses oreilles et serre le combiné contre sa joue. Le temps qu'elle décroche, la sonnerie s’est arrêtée.
– Un, s'informer. Deux, réfléchir. Trois, agir, disiez-vous? On ne s'est pas assez informés, chuchote Lucrèce.
– Elle a dû avaler des tranquillisants pour récupérer. Regardez, il y a tout un assortiment de tubes sur la table de chevet.
Les journalistes se réfugient dans la penderie. Natacha Andersen passe devant eux en bougonnant, et se considère dans le miroir.
– Miroir, mon bon miroir, dis-moi si je suis toujours la plus belle?
Elle éclate d'un rire nerveux et se dirige vers la salle de bains. Elle ouvre les robinets de la baignoire, déverse du gel moussant, puis empile ses cheveux en chignon sur sa tête. Elle se déshabille et aventure un orteil dans l'eau pour en vérifier la température. Trop chaude. Elle grimace et augmente le débit d'eau froide. En attendant, elle prend des poses devant le miroir.
Natacha Andersen, nue, effectue quelques torsions avec son corps comme pour en éprouver la souplesse, puis elle se penche vers la glace et se masse le visage. Enfin elle examine ses fesses pour vérifier qu'elle n'a toujours pas de cellulite, remonte un peu ses seins en imaginant l'effet qu'ils feront avec son nouveau soutien-gorge.
– Je pensais que votre motivation principale était de résoudre les énigmes, murmure Lucrèce.
– Une motivation n'en empêche pas une autre.
Là-bas, Natacha Andersen se baisse encore pour tester l'eau du bain et, trouvant la température à son goût, elle s'y allonge. Elle saisit sur une tablette un grand couteau aiguisé. Isidore est sur le point d'intervenir. Mais la jeune femme ne se sert de son arme que pour découper des tranches fines de concombre qu'elle dépose négligemment sur ses joues et ses yeux.
– Filons, dit Lucrèce.
Ils entreprennent de sortir de leur cachette quand le téléphone se remet à sonner. Vite, ils retournent derrière la porte.
Natacha se décide à sortir de la baignoire, s'enveloppe d'un peignoir en éponge et va décrocher.
–Oui. Ah, c'est toi… c'est toi qui as appelé tout à l'heure? Non, j'ai pris des cachets pour dormir, que me veux-tu?… Un hommage? Bien sûr c'est gentil mais… bien sûr je sais que… Mmm… Bon ça se passera où, au CIEL je suppose? C'est-à-dire que j'essaie d'éviter de trop me montrer… Mmm… Mmhhh… bien sûr, bien sûr. Oui je suis touchée. Oui, je pense que cela aurait fait plaisir à Sammy… Bon… quel jour et quelle heure? Attends, je vais chercher mon agenda.
Natacha Andersen se rend à l'étage du dessous.
Lucrèce et Isidore ne peuvent toujours pas s’enfuir. Lucrèce se penche à l'oreille de son complice.
– Le CIEL… libertin, je vois ce que c'est, mais… c'est quoi un épicurien?
– Quelqu'un qui se revendique de la pensée du philosophe grec Epicure.
– Et qui était Epicure?
– Un homme dont la devise était: profite à fond de chaque instant.
39.
Sa télévision lui était soustraite! Il ne rêvait pas? Le docteur Fincher venait de lui supprimer sa télévision adorée! Il battit des paupières d'inquiétude. Heureusement le médecin s'empressa de lui expliquer qu'il lui apportait un objet de remplacement. Et quel objet…
– C'est un ordinateur avec une interface oculaire à la place de la souris à boule.
Samuel Fincher installa auprès de son malade un moniteur d'ordinateur ainsi qu'une caméra posée sur un trépied qu'il plaça tout près de son œil.
Au début, Jean-Louis Martin ne comprit pas très bien en quoi cette machine pouvait lui être utile. Et puis le professeur Fincher lui expliqua qu'il s'agissait d'un prototype, utilisé jusque-là pour une dizaine de personnes dans le monde. La caméra enregistrerait les mouvements de son œil et en reproduirait instantanément les mouvements sur l'écran d'ordinateur. Chaque fois qu'il remuerait son œil, la caméra le percevrait et transmettrait le signal qui déplacerait une flèche sur l'écran. Lorsque l'œil regarderait à droite, la flèche glisserait à droite, lorsque l'œil regarderait vers le haut, la flèche remonterait, etc. Pour cliquer il lui suffirait de battre une fois sa paupière. Et deux fois pour double-cliquer. Le docteur Fincher activa l'ordinateur.
Jean-Louis Martin se montra d'abord fort maladroit. La flèche virait d'un coup à gauche ou à droite, filait en diagonale, et il lui était très difficile de la positionner précisément. Il avait aussi des difficultés à cliquer. Lorsqu'il manquait un mouvement de curseur, il clignait des yeux d'énervement, ouvrant ainsi immanquablement un programme qu'il lui fallait ensuite refermer.