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L'homme qui leur ouvre la porte est un grand maigre aux cheveux bruns mais à la barbe grise ourlée et au visage ovale tout en longueur.

–Désolé, mais nous tenons à rester discrets, dit-il. Nous nous méfions des journalistes. On a déjà raconté tellement de contre-vérités sur nous.

Une immense statue de marbre représentant Epicure en pied et en toge domine l'entrée, gravée de sa célèbre devise Carpe diem. Cet Epicure ressemble étrangement à l'homme qui les accueille. Même nez pointu, même menton long, même physionomie grave, même barbe à bouclettes.

Leur hôte leur tend la main.

– Je m'appelle Michel. Pour vous inscrire, remplissez ce formulaire. Comment avez-vous entendu parler de notre club?

– Nous étions des amis de Samuel Fincher, lâche Lucrèce.

– Des amis de Sammy! Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Les amis de Sammy seront toujours les bienvenus au CIEL.

Michel prend Lucrèce par la main et l'entraîne vers une arrière-salle où des gens préparent un repas.

– Sammy! Nous organisons justement une grande fête en son honneur samedi. Sa mort a été pour nous tellement…

– Pénible?

– Non: révélatrice! Son décès devient maintenant pour nous tous, épicuriens, un objectif à atteindre: mourir comme Sammy, mourir d'extase! Comment rêver d'une fin plus extraordinaire que la sienne? Le bonheur final et on tire le rideau. Ah, sacré Sammy, il a toujours eu beaucoup de chance… Heureux dans son métier, heureux dans son couple, champion du monde d'échecs et pour clore le tout: l'apothéose de sa mort!

– Nous pouvons visiter? interrompt Isidore.

Le maître des épicuriens lance un regard soupçonneux au gros journaliste.

– Monsieur est votre mari?

Il prononce le mot comme s'il s'agissait d'une grossièreté.

– Lui? Non. C'est… c'est mon grand frère. Nous ne portons pas le même nom car j'ai conservé celui de mon premier mari.

Isidore n'ose pas contredire sa partenaire et prend un bonbon pour s'empêcher de parler. Le président du club des épicuriens est soulagé.

– Ah? Vous êtes donc tous les deux… célibataires. Je vous le demande car je dois vous avouer que nous comptons beaucoup de célibataires parmi nous et qu'ils n'aiment pas trop voir des couples mariés qui se comportent de manière trop… bourgeoise. Ici nous revendiquons la liberté. C'est le fameux L du Ciel. Epicuriens et libertins.

Ce disant, il guigne la jeune journaliste.

– C'est aussi pour cela que nous avons voulu nous inscrire ici… monsieur… Michel, susurre-t-elle.

– Monsieur Michel! Grands dieux! Appelez-moi Micha. Ici, tout le monde m'appelle Micha.

– Pouvez-vous nous faire visiter votre club, monsieur… Micha? répète Isidore.

Le maître des lieux les entraîne alors vers une porte surmontée de l'inscription MIEL: Musée international de l'épicurisme et du libertinage.

– L'épicurisme est une philosophie. Tout comme le libertinage est une attitude, expose-t-il. C'est dommage que ces concepts aient pris une connotation aussi graveleuse.

Il les conduit vers le premier élément du musée: une sculpture représentant une cellule humaine en résine transparente.

– Avant de devenir directeur à plein temps de ce club, j'enseignais la philosophie dans un lycée de Nice.

Lucrèce et Isidore observent la cellule.

– Ma théorie est que tout a pour objectif final le plaisir. Le plaisir est une nécessité vitale. Même la cellule la plus basique agit par plaisir. Son plaisir est de recevoir du sucre et de l'oxygène. Elle se débrouille donc pour que l'organisme qui la surplombe lui envoie sans cesse plus de sucre et d'oxygène. Tous les autres plaisirs sont dérivés de ce besoin primaire.

Ils tournent autour de la sculpture ovale translucide.

– Le plaisir est l'unique motivation de tous nos actes, reprend Micha à l'intention de Lucrèce. D'ailleurs, j'ai bien vu tout à l'heure que votre frère tirait discrètement un bonbon de sa poche. C'est bien. C'est un geste épicurien. Il accorde à ses cellules un surplus de sucre rapide instantané qui doit les réjouir. En même temps, il ne tient pas compte de la morale des dentistes qui lui serinent probablement: «Attention aux caries.»

Les visiteurs parviennent à une image biblique où l'on voit Adam et Eve manger la pomme.

– Les fruits! Un cadeau sucré de Dieu. Cette image est déjà en soi la preuve que Dieu nous a voulus «êtres de plaisir». Manger n'est pas un acte automatique. S'il n'y avait pas de plaisir gustatif à manger, nous serions-nous donné tant de mal pour grimper cueillir les fruits au sommet des arbres puis nous échiner à planter des graines, les arroser, les récolter?

Micha les entraîne vers d'autres représentations de la Bible mettant en valeur Noé et ses enfants.

– S'il n'y avait pas de plaisir à faire l'amour, cela viendrait-il à l'idée d'un homme de déployer tous ces efforts pour séduire une femme, la convaincre de se déshabiller, de se laisser toucher? Supporterait-elle de se laisser pénétrer?

Des sculptures de plus en plus coquines s'alignent devant eux. Isidore et Lucrèce passent devant des dessins de scènes moyenâgeuses. Micha commente:

– Contrairement à ce qu'on pense, l'homme du passé était plus à l'aise dans son plaisir que l'homme moderne. En Occident, le schisme peut se situer au XVIe siècle. Avec les guerres de religion et la surenchère dans la pruderie entre la chrétienté et le protestantisme, les gens commencent à prendre leurs distances les uns des autres. Le Moyen Age, époque considérée comme sombre depuis l'historien Michelet, était pourtant beaucoup plus sensuelle que la Renaissance. Jusqu'au xvr siècle, le sexe était considéré comme un besoin naturel normal.

Micha désigne une image de nourrice.

– Certaines nourrices avaient alors l'habitude de masturber les jeunes enfants pour les calmer et les aider à s'endormir. Ce n'est que bien plus tard que la masturbation fut accusée de provoquer des maladies et même des démences. Pour ne pas avoir d'érection, il était de bon ton, dans les familles bourgeoises, de mettre un anneau de métal autour du prépuce.

Il montre des anneaux de métal. Lucrèce s'aperçoit qu'ils ont des pointes tournées vers l'intérieur.

– Avant, dans beaucoup de villes françaises, les bourgmestres finançaient l'ouverture de maisons closes pour «l'équilibre de leurs concitoyens et l'éducation des jeunes».

Des gravures représentent des intérieurs de ces lieux de débauche.

– Les moines n'étaient pas obligés à l'abstinence, il n'y avait que le mariage qui leur était interdit, pour ne pas éclater les propriétés de l'église.

Ils voient des images de scènes de bains publics.

– Dans les étuves, sortes de hammams construits au centre des villes, des hommes et des femmes se baignaient nus. L'Eglise devra accuser ces lieux de transmettre le choléra et la peste pour les discréditer. Ils seront finalement tous fermés vers l'an 1530.

Plus loin des images de grands lits. Micha désigne une gravure.

– Les gens dormaient nus, le plus souvent en famille. Les lits étaient suffisamment larges pour qu'on y invite aussi les servantes et les visiteurs de passage. On se doute que les corps se touchaient, ne serait-ce que pour se réchauffer mutuellement. Mais voilà qu'au XVI siècle apparaît le premier élément anti-plaisir: la chemise de nuit.

Il montre une chemise de nuit ancienne.

– Avec ce vêtement inutile, les gens perdent l'habitude de se coucher nus, de se toucher les peaux, de se caresser, de se masser. La duchesse de Bretagne rapporte même que, pour faire l'amour, les femmes de la noblesse portaient des chemises de nuit avec un trou rond au niveau du sexe. Et au-dessus du trou étaient brodées des images pieuses. Avec la chemise de nuit, vient la pudeur, puis la honte d'exposer son corps. Les gens se baignaient et se lavaient même en chemise de nuit. Chacun chez soi, chacun dans son lit, chacun dans sa chemise de nuit.