– J'entends qu'on parle d'orgasme, puis-je me joindre à la conversation, n'est-ce pas?
Un homme aux allures de dandy anglais les rejoint. Cheveux poivre et sel, il arbore une moustache en pointe dont il tortille l'extrémité droite d'une main. Il est vêtu d'un costume de lin, chemise blanche et foulard de soie négligemment noué autour du cou. Visage excessivement bronzé, même pour un habitant de la Côte d'Azur, ses gestes sont un peu maniérés mais gracieux.
– Je vous présente Jérôme, un pilier de notre club.
– Dis donc, Micha, tu m'avais caché qu'il y avait de nouvelles adhérentes aussi «éveillantes des sens».
– Le dénommé Jérôme propose un baise-main à Lucrèce.
– Jérôme Bergerac. Pour vous servir, dit-il.
Et il tend sa carte de visite sur laquelle est en effet inscrit: «Jérôme Bergerac, milliardaire oisif». Lucrèce trouve l'idée assez amusante.
– C'est quoi un «milliardaire oisif»? demande la jeune fille.
Il s'installe à côté d'eux, replace son monocle sur son oeil droit et plisse sa joue pour bien le caler.
–Un jour, j'étais sur mon voilier de vingt-cinq mètres, entouré de trois call-girls, une rousse, une blonde, une brune. Elles étaient bronzées comme des croissants chauds, la plus âgée avait vingt-deux ans. Je venais de faire l'amour avec chacune à tour de rôle et, avec les trois simultanément, je sirotais une coupe de Champagne en regardant au loin les îles recouvertes de cocotiers, la mer turquoise et le coucher de soleil orange, et je me suis dit: «Bon, et maintenant je fais quoi?» J'ai eu un grand coup de blues. J'ai pris conscience que j'étais au sommet de ce que pouvait m'offrir la société humaine et que je ne pouvais pas monter plus haut. Comme ces élèves qui obtiennent vingt sur vingt et qui n'ont donc plus de possibilités de faire mieux. Cette prise de conscience m'a démoralisé, alors j'ai cherché ce qu'il y avait au-dessus du sommet et j'ai trouvé le CIEL, n'est-ce pas?
Micha sort une bouteille de Champagne et ils portent tous un toast.
– Au CIEL!
– À Epicure!
– À Sammy…
Jérôme marque un temps.
– J'ai bien connu Sammy, dit Jérôme. C'était un homme de grand cœur. Il avait la chance de se battre pour une noble cause: la mise en valeur des qualités de l'homme qui surpassera toujours la machine. Ce n'était pas un épicurien bêta comme on en voit ici, qui confondent épicurisme et égoïsme, si tu me permets, Micha. Sammy croyait vraiment que l'épicurisme était une voie vers la sagesse, n'est-ce pas?
Il fait tourner son verre.
– Nous évoquerons son souvenir à la fête de samedi, annonce Micha. Natacha m'a aussi confirmé sa présence.
– Nous pourrons venir? demande Lucrèce.
– Bien sûr, maintenant que vous êtes membres…
Jérôme Bergerac s'efface à regret, non sans avoir esquisse un baiser dans l'air.
41.
Le docteur Samuel Fincher était stupéfait que nul ne s'intéresse au livre de Jean-Louis Martin. Pour le consoler de son échec dans le monde de l'édition, Fincher fit venir un informaticien qui ajouta un autre gadget: une connexion Internet.
De cette façon, Jean-Louis Martin était à même non seulement de recevoir des informations mais aussi d'en émettre directement sans avoir besoin d'un intermédiaire.
Son esprit prisonnier de l'hôpital pouvait enfin en franchir les murs. Après la main, c'était le bras qui passait à travers les barreaux pour aller grappiller des informations.
En cherchant sur un moteur de recherche à «Maladie du LIS», il découvrit un site consacré à cette maladie. Son autre nom était «Syndrome de l'Emmuré Vivant». Les médecins avaient décidément l'art de la formule percutante. Etrange malédiction qui le faisait se retrouver à l'endroit même, le fort Saint-Marguerite, où était enfermé jadis le Masque de fer.
Il découvrit également sur le site qu'un Américain du nom de Wallace Cunningham, souffrant des mêmes symptômes que lui, avait reçu un traitement nouveau.
Dès 1998, les neurologues Philip Kennedy et l'informaticienne Mélodie Moore de l'université Emory avaient implanté dans son cortex des électrodes capables d'enregistrer les signaux électriques du cerveau et de les transformer en ondes radio elles-mêmes convertibles en langage informatique. Ainsi, rien qu'en pensant, Wallace Cunningham dirigeait un ordinateur et communiquait avec le monde entier.
A sa grande surprise, Martin constata que, grâce à ses implants cérébraux, la frappe de l'Américain était fluide et qu'il écrivait pratiquement à la vitesse de la parole.
Le LIS français et le LIS américain dialoguèrent en anglais.
Mais dès qu'il lui signala qu'il était atteint de la même maladie que lui, Wallace Cunningham lui répondit qu'il ne voulait plus poursuivre cette conversation. En fait, il reconnut qu'il ne souhaitait plus parler qu'à des bien-portants. Il considérait que là résidait l'avantage d'Internet: on n'y était plus jugé sur son apparence. Il souhaitait surtout ne pas créer un village virtuel d'handicapés. «D'ailleurs, votre pseudonyme, le Légume, est révélateur. Il montre l'image que vous avez de vous-même. Moi je me fais appeler Superman!…»
Jean-Louis Martin ne trouva rien à répondre. Il réalisa soudainement qu'il n'existait pas que les prisons physiques mais aussi les prisons des préjugés. Au moins, Cunningham lui avait fait prendre conscience de ses limites.
Il en parla avec Fincher. Son œil preste se mit à courir sur l'écran pour désigner les lettres de l'alphabet qui allaient lui servir à composer des mots.
«J'ai l'impression que notre pensée n'est jamais libre», écrivit-il.
– Qu'entendez-vous par là? demanda le neuropsychiatre.
«Je ne suis pas libre. Je m'autodévalue. Nous fonctionnons avec un système de préjugés. Nous entretenons des idées préconçues sur le réel et nous nous débrouillons pour que le réel confirme ces idées. J'avais commencé à en parler dans mon livre mais je ne suis pas allé assez loin.»
– Allez-y maintenant, ça m'intéresse.
Patiemment, Fincher attendait que Martin développe sa pensée. Les phrases étaient longues à venir.
«L'école, nos parents, notre entourage nous forgent des grilles de lecture préconçues du monde. Nous regardons tout à travers ces prismes déformants. Résultat: personne ne voit ce qui se passe vraiment. Nous ne voyons que ce que nous avons envie de voir au préalable. Nous réécrivons sans cesse le monde pour qu'il confirme nos préjugés. L'observateur modifie ce qu'il observe.» La remarque amusa le neuropsychiatre qui l'observa différemment.
«Pour moi, être malade est une défaite. Pour moi, être handicapé est une honte. Quand je communique avec les autres, je leur demande inconsciemment de me le rappeler. Je ne peux pas m'en empêcher.»
Le savant était impressionné par l'efficacité de Jean-Louis Martin. Il tapait maintenant presque aussi vite qu'une secrétaire. Il était à peine en dessous de la vitesse d'élocution normale. La fonction crée l'organe. Le temps passé à écrire ses livres ne lui avait pas donné la gloire littéraire mais lui avait apporté une vivacité étonnante.
– En prendre conscience, c'est déjà commencer à se libérer de ses préjugés, répondit-il.
«En fait, nous ne laissons pas le réel exister. Nous arrivons avec des croyances et, si le réel les contredit, nous nous débrouillons pour le comprendre de travers. Par exemple, si je suis persuadé que les gens vont me repousser parce qu'ils s'apercevront que je suis handicapé et qu'ils ne me repoussent pas, je me mettrai à interpréter de travers la moindre de leur allusion pour pouvoir dire: «Vous voyez, ils me repoussent parce que je suis handicapé.»
– C'est le principe de la paranoïa. La peur fabrique le danger.
Samuel Fincher essuya la bave qui coulait derechef.
«C'est pire que ça. Nous agressons le réel. Nous inventons en permanence une réalité confortable rien que pour nous, et si cette réalité ne s'accorde pas à celle des autres nous nions celle des autres!»