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Isidore boit son verre d'un trait.

– Qu'est-ce qui vous ferait plaisir?

– Une cigarette!

Lucrèce Nemrod se lève, se dirige vers un convive voisin et revient avec une ultra-light mentholée. Elle l'aspire avec volupté.

– Vous fumez, Lucrèce?

– Tous ces épicuriens ont fini par me convaincre de la justesse de leur slogan, Carpe diem. Comment traduisiez-vous cela, déjà? «Profite de chaque instant comme si c'était le dernier.» Après tout, il peut nous arriver quelque chose de terrible à chaque instant. Si la foudre s'abat à cette seconde sur moi, je me dirai: «Quel dommage que je n'aie pas davantage profité des cigarettes.» Alors tant pis pour ma santé, je m'y remets.

Lentement elle aspire une bouffée et la conserve dans ses poumons le plus longtemps possible avant de la faire ressortir par ses narines.

– Cela fait combien de temps que vous avez arrêté?

– Trois mois. Trois mois tout juste. Mais cela ne sert à rien. J'ai choisi un métier de forte tension où je serai de toute manière amenée à rechuter, alors autant le faire ici, dans le temple du «laisser-aller».

Isidore sort son ordinateur de poche et note. Elle lui envoie par inadvertance un peu de fumée au visage et il toussote.

– Notre société est modifiée par des plantes. Le tabac, mais aussi le café du matin qui nous réveille, le chocolat dont certaines personnes sont complètement accros, le thé, la vigne et le houblon fermenté qui nous permettent d'atteindre l'ivresse, et puis le chanvre, la marijuana, les dérivés de la sève de pavot qui donnent tous les stupéfiants. Les plantes prennent leur revanche. Le huitième besoin…

Lucrèce ferme les yeux, absente, pour bien ressentir tout le plaisir de chaque bouffée de nicotine. La fumée pénètre dans son palais, passe sa gorge, dépose une fine pellicule de poussières irritantes sur la muqueuse propre, puis descend dans la trachée. Enfin elle surgit dans les alvéoles de ses poumons. Là il reste encore du goudron résiduel d'il y a trois mois et celui-ci reçoit avec ravissement cette arrivée inespérée de vapeur toxique. La nicotine passe rapidement dans le sang, remonte au cerveau.

– Cela valait presque le coup de s'en priver pour cette seconde. Ah, si vous saviez comme j'apprécie chaque bouffée, je crois que je vais fumer cette cigarette jusqu'au filtre. Ne me dites rien. Ne me dérangez plus, laissez-moi savourer cet instant.

Isidore hausse les épaules.

Que pourrais-je lui dire? Que si elle fume régulièrement cela détruira son système de régulation du sommeil, que cela détruira son système de régulation de l'humeur, que cela détruira son système de régulation du poids et que désormais elle sera esclave de la nicotine et du goudron au risque de ne plus pouvoir dormir et de devenir aigrie?Qu 'elle encrasse toutes ses alvéoles pulmonaires, ses veines, ses cellules? De toute façon les fumeurs n'écoutent plus personne, ils considèrent que leur plaisir leur donne tous les droits.

Il essaie de penser à autre chose et cherche sur le carton la suite des réjouissances. Sur leur gauche un homme âgé et corpulent embrasse à pleine bouche une jeune fille toute mince. Visiblement, eux n'ont pas trouvé de sujet de conversation mais l'absence de dialogue ne les gêne pas outre mesure.

Lucrèce est comme dégoûtée par sa cigarette. Elle l'écrase.

Le tabac me laisse un goût de saleté et d'amertume. Pourquoi est-ce que je fume?

45.

Dans les semaines qui suivirent, Martin se plongea dans l'histoire de la psychiatrie tout en analysant sa propre situation. Il se lança dans des schémas, des calculs, des diagrammes. Après avoir pris en compte les forces de résistance de l'administration, il inclut dans l'équation l'inertie des malades. Considérés comme des ratés par la société, ils avaient une piètre image d'eux-mêmes. Jean-Louis Martin était donc conscient qu'il fallait restaurer leur propre estime, les valoriser et leur proposer de devenir les acteurs de leur destin. Il prit en compte que tout le monde ne jouerait pas facilement le jeu, mais dans son architecture il n'avait besoin que d'un noyau actif de départ. Il savait qu'ensuite cela ferait tache d'huile.

Nous respecterons de toute manière le libre choix des malades. Il faut que l'énergie vienne d'eux.

Jean-Louis Martin fit part de ses réflexions à son médecin.

Il a peut-être résolu mon problème, se dit Fincher, émerveillé. Il a raison, la folie est une énergie créatrice comme les autres. Et comme toutes les énergies, il suffit de la canaliser pour faire tourner les moteurs.

Ils avaient réussi à raviver l'idée de Philippe Pinel. Dans les semaines qui suivirent, ils passèrent à la phase d'application pratique. Samuel Fincher donna les consignes pour permettre aux malades d'œuvrer. L'élan de départ était donné. Ils arrivèrent à convaincre des partenaires extérieurs.

En quelques mois, l'argent commença à affluer progressivement. L'hôpital faisait des bénéfices.

Dès lors Samuel Fincher dut s'acquitter de sa promesse à Jean-Louis Martin. Il contacta l'équipe américaine du centre médical de l'université Emory, à Atlanta. Grâce à Internet et aux caméras vidéo, les savants américains purent suivre les étapes successives de l'opération proprement dite que Samuel Fincher confia au meilleur neurochirurgien de l'hôpital. Une fois qu'il eut compris les instructions, aidé de ses assistants il commença par passer le cerveau de Martin au scanner afin de localiser les zones du cortex les plus actives lorsqu'il pensait. Puis, sans ouvrir complètement le crâne, juste en le trépanant par deux trous infimes, ils implantèrent deux cônes en verre creux de deux millimètres, chacun dans une des régions repérées au scanner. Ces cônes contenaient une électrode et celle-ci était enduite d'une substance neurotrophique prélevée sur le corps de Martin et qui permettait au tissu de se régénérer et d'attirer les neurones.

Ainsi, les neurones voisins, en étendant leurs terminaisons dans le cerveau, rencontraient et entraient en contact avec ces deux électrodes. Les neurones étaient pareils à des lierres grimpants cherchant partout où s'agripper, où se connecter, où se renouveler. En quelques jours, la rencontre s'accomplit. Les dendrites des neurones découvrirent les électrodes, firent alliance, et bientôt les neurones trouvèrent leur prolongement dans le fil de cuivre fin. Un véritable buisson de ronces neuronales s'accumulait autour des cônes de verre. Etonnante fusion entre l'organique et l'électronique.

Ces électrodes étaient elles-mêmes reliées à un émetteur placé entre l'os du crâne et la peau, sous le cuir chevelu. Il avait fallu au préalable insérer une batterie extra-plate, elle aussi affleurant sous la peau pour alimenter l'émetteur.

Le chirurgien avait alors placé à l'extérieur un électroaimant entretenant la batterie et un récepteur radio qui recevait les signaux émis par son cerveau. Ceux-ci étaient amplifiés et transformés en données compréhensibles par un ordinateur. Le plus difficile avait été l'étalonnage. A chaque type de pensée, il fallait faire correspondre un mouvement sur l'écran de l'ordinateur. Au bout de plusieurs jours, Jean-Louis Martin, l'œil rivé sur l'écran, parvint à atteindre, avec sa pensée, la même vitesse de mouvement du curseur que celle de son œil surveillé par la caméra. Mais il n'arrivait pas à la dépasser.

Samuel Fincher posa la question à l'équipe américaine qui lui expliqua qu'il fallait tout simplement rajouter des électrodes. Plus on repérait de zones du cortex actives et plus on y implantait d'électrodes, plus on augmentait la célérité de l'expression de la pensée. Cunningham en recelait quatre. Quelques jours plus tard, le chirurgien rouvrit donc le crâne de son patient et y ajouta deux nouvelles électrodes, puis encore plus tard deux autres. Maintenant la cervelle de Jean-Louis Martin était truffée de six petits cônes de verre. Ses pensées s'exprimaient avec de plus en plus de fluidité.