«Ça marche! écrivit le malade. Il faudrait inventer un nouveau verbe pour décrire ce que je fais. Tout ce que je pense s'inscrit automatiquement sur l'écran quand je le veux. Comment pourrait-on appeler cela: pensécrire?»
– Je pensécris, tu pensécris, il pensécrit?
«Oui. Joli néologisme.»
Après les mots, ce furent les phrases qui s'enchaînèrent tel un robinet qu'on ouvre progressivement pour en laisser couler la pensée.
Samuel Fincher était le premier étonné par la réussite de cette expérience.
Jean-Louis Martin avait la sensation que son esprit était sorti de son crâne lors de son premier branchement sur l'ordinateur, puis était sorti de l'hôpital lors de son premier branchement sur Internet et, maintenant, grâce à son implant, s'était élargi à l'ensemble du réseau informatique mondial.
Son œil ne s'épuisant plus à zigzaguer à la recherche des lettres pouvait enfin se concentrer sur l'écran. D'une manière quasi instantanée, Martin fit apparaître une phrase. «Un petit pas dans ma cervelle, un grand pas pour l'humanité, n'est-ce pas, docteur?»
– Oui, sans doute…, répondit Samuel Fincher.
Et, à cet instant, subjugué par la célérité d'expression de son patient, il se demanda s'il n'était pas devenu une sorte de docteur Frankenstein et s'il détiendrait toujours la maîtrise de cet étonnant malade immobile dont la pensée était si créative.
«Je crois que l'électronique accroîtra la puissance du cerveau, comme l'outil a accru la puissance de la main.»
Au moment où il disait cela, sous son crâne les dendrites des neurones continuaient à s'accumuler au bout des cônes d'électrodes, telles des plantes rampantes ayant découvert un point d'eau.
46.
Dans l'immense salle de réception du CIEL, les invités dansent sur une valse de Strauss. Les robes, soie et mousseline, virevoltent tandis que les hommes tournoient dans leurs smokings amidonnés. Les gens rient et sourient. Il n'y a pas de stress. Douce nonchalance de l'épicurisme.
Et si l’aboutissement de l'activité sociale était cela: de la nourriture fine, des femmes jeunes et belles en robes étincelantes, des musiques joyeuses? Pourquoi toujours être anxieux? Pourquoi souffrir?
Isidore dévisage un homme étonnamment tranquille. Il n'a pas une ride. L'épicurisme semble lui profiter. Il se tient auprès d'une femme tout aussi sereine… Un couple sans frustration, sans inquiétude, qui veut juste apprécier l'instant en oubliant l’ailleurs et le futur.
Comme cela doit être agréable de ne pas prendre tout à cœur et de n'être là que pour profiter des bonnes choses rien que pour soi, en ignorant les autres. Mais en suis-je seulement capable?
Le couple danse. Et Isidore se dit qu'ils engendreront des enfants, qui n'auront pas non plus le poids du monde sur les épaules. Des générations de gens tranquilles.
Jérôme Bergerac les a rejoints, une bouteille de Dom Pérignon à la main. Il verse le nectar dans des flûtes ciselées.
Un grand fracas secoue alors la salle.
La porte d'entrée est défoncée, une vingtaine de jeunes gens habillés de cuir noir, casque de moto noir sur la tête, nantis de boucliers noirs et de manches de pioches, déboulent soudain.
– C'est quoi, une attraction? demande Isidore.
Jérôme Bergerac fronce le sourcil.
– Non. Ce sont les Gardiens de la vertu…
47.
Grâce à Internet et à sa nouvelle interface rapide, Jean-Louis Martin put voir ce que devenaient sa femme et ses enfants. Il lui suffit de se brancher sur les caméras de vidéo-surveillance de l'école et du bureau de sa femme. Même s'ils l'avaient abandonné, il continuait à penser à eux. «Un type formidable», ça pardonne et ça continue d'aimer sa famille. Il se sentit ragaillardi comme s'il reprenait en main son destin.
Isabelle, son épouse, avait parlé d'une agence où avait été louée la voiture qui l'avait percuté. Passé expert dans l'art de surfer sur Internet, Jean-Louis Martin retrouva le fichier de l'agence de location et découvrit le numéro de permis de conduire puis le vrai nom de son «tueur»: Umberto Rossi, un ancien docteur de Sainte-Marguerite. Jean-Louis Martin se dit que le monde était petit et que certains rendez-vous sont peut-être révélateurs. Mais Rossi avait démissionné. Il rechercha son adresse et s'aperçut qu'il n'avait plus de domicile.
Finalement il le retrouva sur un fichier de police recensant les sans-domicile fixe. Après avoir quitté l'hôpital, Umberto Rossi avait progressivement sombré. Il n'était désormais plus qu'une loque qui cuvait son vin sur la plage de Cannes lorsque la police ne l'embarquait pas pour un épouillement ou une cure forcée de désintoxication. La fiche de police signalait qu'il rangeait ses affaires sous le troisième banc de la Croisette. Grâce à une caméra de ville, et la ville de Cannes en était bien garnie, il put l'attendre et le voir. L'ex-neurochirurgien, barbu et pouilleux, titubait, une bouteille de mauvais rosé à la main.
Jean-Louis Martin observait ce clochard. C'était donc à cause de ce misérable qu'il avait perdu l'usage de son corps. Une terrible envie de le détruire l'envahit.
Grâce à la puissance de son esprit dont les yeux étaient les milliers de webcams de par le monde, et les mains tous les bras des disques durs eux-mêmes branchés sur des robots, il savait qu'il en était désormais capable. Il pouvait le broyer dans une porte automatique. Il pouvait rédiger un fichier de police qui le ferait passer pour le plus dangereux des pervers. Son bourreau était à portée de sa volonté de destruction.
Mais une idée traversa alors Martin.
Je possède un esprit surdimensionné, il me faut une morale surdimensionnée.
Il eut une longue discussion avec Fincher. De ce dialogue, il ressortit qu'il serait peut-être judicieux d'enrichir l'esprit de Martin d'un programme d'intelligence artificielle qui lui permettrait non seulement de réfléchir plus vite et plus loin dans le temps, mais l'aiderait aussi à élaborer «une nouvelle morale» pour l'homme du futur.
Le malade du LIS récupéra le programme d'intelligence artificielle utilisé par les aiguilleurs du ciel pour éviter que les avions ne croisent leurs trajectoires. C'était le programme le plus perfectionné et le plus sûr. Ensuite, ensemble, Fincher et Martin programmèrent l'ordinateur pour le doter d'un système expert comprenant les «valeurs humaines». Ils commencèrent par introduire dans la zone racine les dix commandements de l'Ancien Testament: tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu ne convoiteras point, etc.
C'est étrange, remarqua Samuel Fincher, ce ne sont pas des impératifs, ce sont des futurs. Comme si l'Ancien Testament annonçait une prophétie: un jour quand tu seras plus éveillé, tu comprendras et tu n'auras plus envie de tuer, de voler ou de convoiter.
Ils éliminèrent cependant les commandements liés à l'obéissance à Dieu. Pour l'instant, la notion de «Dieu» était la limite d'incompétence des ordinateurs. Ils la remplacèrent par des valeurs d'obéissance à l'homme.
Aux commandements de l'Ancien Testament, ils ajoutèrent le commandement du Nouveau: aimez-vous les uns les autres. Puis, pour booster l'ensemble, ils retranscrivirent le Tao tö king: Qui s'incline sera redressé, qui se tient creux sera rempli, qui subit l'usure se renouvellera. Plus le poème Si de Rudyard Kipling: «Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie et sans dire un mot te mettre à rebâtir ce qu'il t'a fallu cent ans pour construire, si tu peux aimer sans cesser d'être sage…» Ils ajoutèrent les notions qu'ils jugèrent judicieuses des grands courants de pensée des cinq continents.