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Au final, ce logiciel d'intelligence artificielle se révéla un recueil de sagesse mise en perspective. Martin et Fincher ajoutèrent quelques postulats personnels à l'usage de l'homme du futur: principes d'ouverture d'esprit, principes d'acceptation de la différence, principes de curiosité devant la nouveauté, principes de proposition systématique de dialogue.

Le programme ainsi enrichi devint l'inconscient électronique de Martin.

Samuel Fincher proposa de le baptiser Athéna, en référence à la déesse de la sagesse qui conseillait Ulysse.

Ainsi pourvu de sa «morale assistée par ordinateur», le malade du LIS revint vers l'image d'Umberto Rossi. Il n'avait même plus besoin d'exprimer sa question, déjà Athéna lui soufflait son conseil, doux comme une plume qui caresse son cortex: «Si quelqu'un t'a fait du mal, assieds-toi au bord de la rivière et attends de voir passer son cadavre», disait Lao Tseu.

Jean-Louis Martin savait que la vie avait puni son agresseur bien mieux qu'il n'aurait pu le punir lui-même.

Soudain il prit conscience que le châtiment d'Umberto Rossi était pire que la mort. Il était devenu un déchet qui se faisait honte à lui-même et pour lequel chaque seconde était une douleur.

Je ne lui en veux plus. L'alcool est peut-être une affliction pire que la maladie du LIS. Moi au moins j'ai toute ma tête. Moi au moins j'ai une volonté qui peut s'exprimer. Moi au moins je peux réfléchir et j'ai su garder ma dignité. Je suis quelqu'un de bien.

Sa vision s'élargissait.

Il réfléchit longtemps à cette expression: «Quelqu'un de bien.»

Athéna, aide-moi à savoir: que ferait quelqu'un de bien dans ma situation?

Elle lui répondit.

Bon. Je lui pardonne, arriva-t-il à penser.

Mais cela n'était pas suffisant par rapport à la nouvelle image qu'il voulait avoir de lui-même.

Qu'est-ce qui est mieux que «quelqu'un de bien»?

Une mécanique vertueuse s'était mise en route et ne pouvait plus stopper.

Que ferait quelqu'un de formidable?

Il ne se contenterait pas de pardonner. Il ferait plus. Il - aïe… c'était comme s'il avait peur d'exprimer cette pensée. Il… sauverait celui qui lui avait fait du mal.

Non, Ça quand même je ne peux pas. C'est trop.

Il repensa à Fincher. A cette phrase: «Vous savez que vous m'impressionnez.» Il avait commencé à l'impressionner. Il fallait aller plus loin. L'impressionner encore plus. Pardonner. Et… sauver son pire ennemi. Ça, c'était impressionnant.

«Si quelqu'un t'a fait du mal, assieds-toi au bord de la rivière et attends de voir passer son cadavre», disait Lao Tseu. «…mais s'il est encore agonisant, sauve-le de la noyade», compléta-t-il.

Tout se bousculait dans sa tête, l'esprit d'Athéna fusionnant avec le sien.

«La sauvegarde d'Umberto Rossi sera la preuve que je suis capable de maîtriser ma colère, ma vengeance et mes émotions. Je deviendrai maître de moi-même et de mon destin à partir de ce pardon», pensécrivit-il.

Jean-Louis Martin parla d'Umberto Rossi à Fincher.

«Il faudrait lui trouver un travail. C'était quand même un bon neurochirurgien. Il a cumulé les malheurs, il a perdu sa dignité, il a perdu sa raison. Il a peut-être même des méfaits sur la conscience. Je vous en prie, faites quelque chose pour lui, Sammy.»

Samuel Fincher n'essaya pas d'en savoir plus mais il comprit que la demande était d'importance.

Dès lors, libéré du poids de sa vengeance, Jean-Louis Martin, qui se considérait désormais comme un «type formidable», décida de devenir un explorateur de l'esprit. Ayant vaincu sur le territoire des émotions, il voulait maintenant impressionner Fincher en le battant sur son propre terrain, la connaissance du plus beau et du plus délicat des joyaux de la nature: la pensée humaine.

48.

Beuglement.

Un manche de pioche part et fait éclater l'arcade sourcilière d'un homme de la sécurité qui cherche à repousser les nouveaux arrivants. Poings fermés. Hurlements. Jurons. Eructations.

D'autres gardiens du CIEL s'interposent et tentent d'arrêter les envahisseurs.

– Les Gardiens de la vertu?

Jérôme Bergerac ne semble pas inquiet. Il se beurre un toast qu'il garnit d'une belle tranche de saumon fumé.

– Ce sont de jeunes étudiants de bonne famille inscrits à la faculté de droit de Nice, pour la plupart, n'est-ce pas?

Le milliardaire continue à leur verser du Champagne.

– Ils nous détestent car nous faisons tout ce qu'ils n'osent pas faire. Leur chef se fait appeler «Deus Irae», la colère de Dieu. C'est un mystique. Il se rend régulièrement à Tolède, en Espagne, pour s'autoflageller lors des processions religieuses de pénitents noirs. Eh oui, ça existe encore. Mais ce n'est pas le pire. Nous allons sûrement avoir droit à son petit discours moralisateur.

En effet, un grand escogriffe monte sur une table, renverse ce qui se trouve sur la nappe et hèle un instant ses troupes.

– VADE RETRO SATANAS! lance-t-il en levant son poing en direction de Micha.

Ledit Micha est blotti dans un coin, entouré d'un bon nombre d'employés de la sécurité.

– Je suis le chien de berger surgi pour vous mordre les mollets car vous vous êtes égarés. Moutons, retournez à la bergerie, proclame Deus Irae, ici vous êtes en perdition. Le plaisir ne peut être le but de la vie! Le seul but de la vie est la vertu. Nous sommes les Gardiens de la vertu.

– Tais-toi, fiche le camp! Chacun fait ce qui lui plaît, rétorque un convive.

– Je suis venu vous avertir avant que vous ne soyez encore plus en danger. Vous devriez me remercier. Je préférerais, certes, ne pas être ici. Mais c'est mon devoir.

– Il paraît que six pour cent de la population ne parvient pas à bien synthétiser les neuromédiateurs du plaisir. La faute en incomberait à un déficit en dopamine et en noradrénaline, soupire Isidore.

Le tribun vertueux articule posément, tel un professeur instruisant des élèves chamailleurs.

– Le sida est le premier avertissement pour ceux qui se livrent au péché de luxure.

Il bouscule un couple enlacé.

–La vache folle est le second avertissement pour ceux qui se livrent au péché de gourmandise.

Il expédie dans les airs un plat en sauce.

– Bientôt d'autres suivront. Craignez la colère de Dieu!

Quelques épicuriens semblent en effet sensibilisés par ce discours.

– Ça n'a pas l'air de vous inquiéter, vous, remarque Lucrèce s'adressant au milliardaire.

– C'est normal, dès qu'on exerce une action dans un sens, il se produit une réaction en sens inverse. Même le plaisir est une notion discutable. L'Eglise s'est bâtie sur la culpabilité et l'évocation de la douleur des martyrs. Elle a pu construire ses cathédrales grâce à l'argent des nobles qui achetaient leur place au paradis en 999, par peur du passage au nouveau millénaire. Cela a constitué une fortune colossale. L'argent de la peur de l'apocalypse. Ce n'est pas pour que des gens comme nous osent s'amuser impunément. Regardez la société moderne, elle ne fonctionne que par interdits.

Les hommes en noir commencent à tout casser avec leurs manches de pioche.

Des épicuriens préfèrent partir, alors que d'autres enlèvent leur veste et saisissent des chaises en guise d'arme. Les deux groupes se font face, épicuriens contre vertueux.

Au signal, Deus Irae charge au travers des convives qui brandissent leurs chaises comme des lances à quatre bouts.