Sa bouche est encore pâteuse, à cause du chloroforme. Elle constate qu'elle est prise dans une camisole de force, les bras noués derrière son dos par des manches trop longues.
La souris est piégée.
Elle se débat. Elle remonte des yeux la chaussure et la jambe, et enregistre qu'elles appartiennent au capitaine Umberto et qu'elle est à bord du Charon.
– Umberto! Libérez-moi tout de suite.
Elle se déhanche mais la camisole est fixée serré.
–Ça n'a pas été facile de mettre la main sur ce matériel vétusté dans un hôpital qui lutte contre les archaïsmes, soupire Umberto, consentant enfin à se tourner vers elle. Alors j'ai couru les brocantes. C'est pratique, non?
Elle voit par le hublot qu'il se dirige vers les îles de Lérins. Elle se débat.
– Lâchez-moi!
Elle tape de l'épaule contre la paroi.
– Calmez-vous ou je vais être obligé de vous administrer une piqûre sédative. Nous allons à l'hôpital et tout ira bien.
– Je ne suis pas folle.
– Je sais. C'est ce que vous dites tous. Je me demande si cette phrase n'est pas celle qui permet de détecter à tous les coups les malades mentaux.
Et il éclate de rire.
– C'est vous qui êtes fou! Ramenez-moi tout de suite à Cannes. Vous vous rendez compte de ce que vous faites?
– Est-ce le sage qui rêve qu'il est un papillon ou le papillon qui rêve qu'il est un sage?
L'ancien neurochirurgien allume sa pipe et lâche quelques bouffées opaques.
– Libérez-moi! ordonne-t-elle.
– La liberté est seulement l'idée qu'on s'en fait dans nos têtes.
Il augmente la vitesse de la turbine du Charon pour se dépêcher vers le fort Sainte-Marguerite qui se dessine à l'horizon.
– Umberto! C'est vous qui m'avez attaquée dans la morgue, n'est-ce pas?
Le marin ne répond pas.
– Par moments, Charon met un pied sur la berge et sert de représentant d'un monde dans l'autre.
– Le Charon de la mythologie réclamait un sou d'or pour passer l'Achéron. Que diriez-vous de mille euros pour me ramener au port?
– Il y a des motivations plus fortes que l'argent. Vous oubliez que j'ai été un ancien médecin avant d'être un ancien clochard.
– Si vous ne me libérez pas tout de suite je porterai plainte, et vous risquez d'avoir des ennuis avec la justice.
– Encore faudrait-il que vous puissiez joindre votre avocat. Désolé, la carotte ne fonctionne pas, mais le bâton non plus.
– Vous n'avez pas le droit de me séquestrer. Je suis journaliste. Je ne sais si vous vous rendez compte de…
– Non, mademoiselle Nemrod, je ne m'en rends pas compte, la galanterie, les bonnes manières, la peur du qu’en dira-t-on et de ce que la presse dira de moi, je m'en tamponne. Vous ne savez pas ce que c'est que de devenir SDF. Ça remet les pendules à zéro.
– Vous devez me ramener! enjoint-elle d'une voix décidée.
Une injonction, un ordre, une culpabilisation, il faut que je pénètre ses protections.
– C'est votre devoir!
Il bascule sa grande pipe en écume de mer sur l'autre côté de sa bouche.
– Je me souviens d'une expérience sur le «devoir», comme vous dites, réalisée dans les années 50 par le professeur Stanley Milgram. Il a réuni des étudiants volontaires. Ils avaient le droit d'infliger des chocs électriques à une personne si elle se trompait dans un questionnaire banal de type Quiz concernant les capitales des pays et les fleuves. Ils étaient autorisés à punir les mauvaises réponses, et ce de plus en plus douloureusement au fur et à mesure que l'interrogé multipliait les erreurs. Cette expérience avait pour but de mesurer jusqu'où un être ordinaire se révèle capable de torturer son prochain lorsqu'il y est autorisé par une institution officielle. En réalité, il n'y avait pas de chocs, des acteurs étaient engagés pour mimer la souffrance. Mais quatre-vingts pour cent des volontaires testés sont allés jusqu'à infliger des chocs électriques de quatre cent cinquante volts, correspondant à une intensité mortelle pour l'homme. Alors quand vous me parlez de «devoir», je ricane. Moi je ne me sens de devoir ni envers ma patrie ni envers ma famille, je n'en ai plus, ni envers qui que ce soit.
Encore quelques leviers à tester. Comment le mettre en colère?
Elle cherche dans sa mémoire ce qu'elle sait de son histoire.
Ila été neurochirurgien. Il a opéré sa mère. Ça s'est mal passé. Il a dû se sentir culpabilisé. Il a dû être culpabilisé. Par ses collègues.
– Ils se sont moqués de vous, à l'hôpital, après votre opération ratée?
– Vous ne m'aurez pas comme ça. Je n'éprouve aucune rancœur envers les gens de l'hôpital. Je vous rappelle que ce sont eux qui me font travailler.
– J'ai compris. Vous voulez abuser de moi.
Il hausse les épaules.
– Certes, vous me plaisez beaucoup, mais il existe des motivations plus fortes que la sexualité.
– L'alcool, la drogue?
– Vous me prenez pour qui, mademoiselle Nemrod? Un ex-poivrot qui peut rechuter? J'ai une motivation plus forte que l'alcoolisme. Quant à la drogue je n'aime pas le goût de l'herbe et je n'aime pas les piqûres.
– C'est quoi, alors, ce qui vous motive?
– «L'Ultime Secret.»
– Jamais entendu parler. C'est une nouvelle drogue?
Il saisit sa pipe et joue avec.
– C'est beaucoup plus que ça! C'est ce à quoi tout humain aspire sans même oser se l'exprimer. La plus intense, la plus merveilleuse, la plus grande de toutes les expériences qu'un humain puisse connaître. Mieux que l'argent, mieux que le sexe, mieux que les drogues.
Lucrèce tente d'imaginer de quoi il peut s'agir mais ne trouve rien.
– Qui donne «l'Ultime Secret»?
Il prend un air mystérieux et souffle:
–Personne…
Et le marin éclate d'un grand rire tonitruant.
51.
Les autres malades autour de lui étaient immobiles, comme des momies dans leurs sarcophages de fils et de sondes. Leurs regards étaient perdus dans le vague, mais Jean-Louis savait qu'ils le jalousaient car le docteur Fincher venait le voir régulièrement et qu'il possédait un ordinateur, Internet, le pouvoir de s'exprimer.
Le malade du LIS ne ressentait pas de rancœur envers ses voisins, il les plaignait plus qu'autre chose. Il se disait que, dès qu'il serait suffisamment fort, il leur donnerait à eux aussi un moyen de s'exprimer. C'était là le sens de son combat: que plus personne ne souffre autant que lui-même avait souffert.
Il alluma avec son esprit l'écran d'ordinateur et, tel Superman changeant de costume dans une cabine téléphonique, le LIS se transforma en U-lis, navigateur sur Internet.
Son esprit furetait, galopait, s'arrêtait, discutait, observait l'immense toile mondiale tissée par les millions d'internautes.
Chose extraordinaire: plus il s'ouvrait au monde, plus il s'oubliait. Par moments, quand sa pensée était trop occupée à explorer la masse de savoir accumulée par tous les humains, il en arrivait même à oublier sa maladie. Il n'était que pure pensée. Athéna, logiciel informatique et bienfaitrice minérale, le renvoyait d'article en article, de site en site. Elle se montrait une parfaite aide à penser.
Une ombre sur l'écran. Un visage face à son visage. Samuel Fincher se penchait sur lui. Devant ses yeux s'étalait une thèse de doctorat sur des recherches de pointe en neurologie: les greffes de cellules souches issues de fœtus surnuméraires. Athéna y avait déjà souligné quelques passages qu'elle considérait comme déterminants.
–Bravo!
«Ce n'est pas que moi, c'est aussi Athéna.»
–Athéna est un logiciel mais ce n'est qu'un logiciel.
«Les ordinateurs évoluent vite. Ils sont désormais des bébés impatients.»